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À ce sujet, l’intéressée rapporte un souvenir personnel, raconté par lui-même, un soir qu’ils avaient des pilotes d’Air Polynésie à leur table. Quand Maddly donnait des cours de danse au collège Sainte-Anne (encore une initiative de Jacques, qui avait suggéré aux sœurs d’accepter le concours bénévole de sa Doudou, ex-danseuse et chorégraphe de métier), « un garçon en troisième scolaire est venu lui dire : “Je connais ton mari, je l’ai rencontré dans les livres.” Ce qui est une jolie expression. » Très jolie, en effet : le garçon avait dû tomber de façon fort improbable, dans ce village au bout du monde, sur une anthologie de la chanson française, traînant quelque part à l’école, ou ailleurs, à la Mission peut-être.

À quel point ce projet de spectacle était-il avancé ? Sait-on où et comment, au plan technique, il devait se dérouler ? Le responsable des travaux publics d’Hiva Oa qu’était alors Jean Saucourt aurait-il été sollicité par Brel, en vue de préparer un terrain, monter une scène… ? « Non. Mais, faute de salle sur Atuona, ce spectacle aurait eu lieu en plein air, comme les projections de films. Jacques Brel parlait avec enthousiasme d’illuminer la montagne…

— De quelle façon ? Avec quels moyens ?

— Il disait avoir demandé au directeur de l’Olympia de lui envoyer son matériel réformé…

— C’était à quel moment de son séjour, à peu près ?

— Après la sortie de son disque, une fois revenu ici. »

Pas avant la fin 1977, donc. Après l’enregistrement de l’album à Paris, du 5 septembre au 1er octobre, et un saut en Sicile puis à Genève, Jacques et Maddly regagnèrent en effet les Marquises en empruntant le chemin des écoliers. Un « petit » tour du monde en long-courriers, via Bangkok, Hong-Kong, Singapour et Nouméa. À commencer par un séjour en Tunisie pour se reposer du travail en studio, d’où Jacques expédia une carte postale à Jean et Alice Saucourt : « On vous dit bonjour de loin avant de revenir au calme d’Hiva Oa… »

Après vérification, cette demande de l’artiste au patron de l’Olympia aurait eu lieu lors d’un dîner à Paris, chez Charley et France Marouani, auquel étaient conviés Bruno et Paulette Coquatrix. Jean-Michel Boris, neveu de Bruno et directeur artistique de l’Olympia : « Charley nous avait également invités, ma femme et moi, mais un contretemps nous a empêchés d’en être. Je ne me souviens pas de ce détail précisément, j’ignorais même l’existence de ce projet de spectacle aux Marquises, mais il est fort possible que, ce soir-là, Jacques ait demandé à Bruno de lui fournir ce qu’il appelait le “matériel réformé” de l’Olympia, car cela coïncide avec l’époque où notre régie son et lumières est devenue obsolète, du fait que les artistes se produisaient désormais avec leur propre matériel. »

À Hiva Oa, pendant que Jean Saucourt nous fait découvrir le plus beau et le plus reculé de l’île, le plus ancien aussi, du cimetière des premiers colons d’Atuona, enfoui sous une végétation à laquelle on a laissé libre cours, aux vestiges ancestraux des Marquisiens[155], je cherche à obtenir des précisions : illuminer la montagne et sonoriser le village avec le matériel de l’Olympia ? « Jacques Brel, confirme Saucourt, voulait monter une scène devant la montagne d’Atuona, qu’elle soit éclairée en pleine nuit. Il disait que, pour une fois, les gens se presseraient depuis Tahiti pour venir assister au spectacle… »

On n’en saura guère plus, mais c’est bien la preuve que le Grand Jacques n’a jamais baissé les bras ni rendu les armes, quitte à vivre dans la plus totale imprudence… mais debout ! Ainsi répond-il par la négative à son ami chirurgien Arthur Gélin qui lui demande de venir à Bruxelles, depuis Paris où il enregistre son album, pour un nouveau contrôle médical. « Il ne voulait plus sentir le couperet tous les six mois, expliquera Maddly. Il disait : “Ce qu’il y a à vivre, on le vit !” » Et « ça », il a bien l’intention de le vivre à fond. En témoigne cette émouvante déclaration à sa Doudou — six mois seulement avant sa mort, quasiment jour pour jour ! — , le 8 avril 1978 : « Aujourd’hui, jour anniversaire de Brel, note que nous avons enfin un terrain[156], note que c’est magnifique, que c’est une île sur une île et que nous avons trois cent soixante degrés de vue et que nous sommes les plus heureux. J’ai quarante-neuf ans, alors je te donne quarante-neuf baisers. Nous allons enfin avoir une maison. Ce sera ma première maison. Tu imagines cela[157] ! »

De toute évidence, il lui restait des rêves à accomplir (ne serait-ce que d’accueillir enfin son ami Lino Ventura), des projets fous à concrétiser — mais tout ce qu’il a fait de tangible, pour améliorer les conditions de vie des insulaires, ne relevait-il pas au départ d’un impossible rêve, d’une forme de folie propre à l’Homme de la Mancha ? Jamais égoïste, toujours altruiste. Ce que sœur Maria — la sœur espagnole que Jacques appréciait particulièrement et qu’il ne manquait pas de taquiner à propos de Franco — confirmait à sa manière en 1977 à une équipe de FR3-Tahiti venue réaliser un reportage sur le pilote Jacques Brel (et seulement sur le pilote) : « Nous avons de la chance de l’avoir ici aux Marquises, il a son petit avion, c’est une assurance s’il y a un accident grave pour les malades, il peut les emmener là où il y a un docteur… Et puis il essaie aussi de relever le niveau des Marquisiens, il s’intéresse aux Marquisiens… Et puis Monsieur Brel, il est amusant ; voilà, il fait rire ! Les Marquisiens disent même “Jacques Brel” comme si c’était leur cousin… »

Autre projet tout aussi inconnu ou presque : Jacques avait demandé de façon réitérée à différents responsables de l’archipel de déposer le nom d’« Air Marquises ». « Il avait des idées derrière la tête, pour aider au développement des îles, explique Jean Saucourt. Cela ne veut pas dire qu’il aurait créé lui-même une compagnie d’avions-taxis, mais il aurait pu en être le conseiller, et l’un des pilotes. On ne sait pas bien. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque il n’existait qu’un vol par semaine depuis Tahiti… » Et encore, il ne faisait escale, le lundi, qu’à Ua Huka, dans le groupe Nord de l’archipel, et Hiva Oa (groupe Sud), où la propriétaire de la maison de Jacques et Maddly, Hei Teupua, se chargeait de loger les pilotes d’Air Polynésie pour la nuit ; nulle part ailleurs aux Marquises. Jacques Brel, lui, envisageait des liaisons inter-îles régulières. Projet pas si « fou » d’ailleurs, puisque, aujourd’hui, si Air Marquises n’existe toujours pas, une compagnie d’avions-taxis a été spécialement créée en Polynésie française, en 1996, sous l’appellation d’Air Archipels, pour assurer les évacuations sanitaires d’urgence. Dans le même ordre d’idées, poursuit Saucourt, « il voulait fonder un aéroclub pour offrir aux jeunes d’ici la possibilité d’un baptême de l’air et surtout l’apprentissage d’un métier ».

En attendant de voir ces différents projets se réaliser avec le temps (et jusqu’à cette lettre adressée à Eddie Barclay, le 15 juillet, confirmant son planning : « Bloque des dates de studio pour septembre ou octobre. Je serai là »), tous les matins ou presque du premier semestre 1977 sont consacrés à l’écriture du nouvel album. Jacques travaille jusqu’à 11 heures environ, puis s’occupe de préparer la cuisine. Maddly : « Parfois, tandis qu’il épluchait ses légumes pour le déjeuner, il m’envoyait noter quelques vers qui lui trottaient dans la tête. Son orgue et sa voix portaient dans tout le village. Mais, sur le moment, il n’y faisait pas attention. Il chantait comme s’il était seul dans la nature[158]. » Un orgue électronique est venu en effet s’ajouter à la guitare qu’il avait emportée sur l’Askoy (et à l’accordéon dont on ne sait ce qu’il est advenu, une fois jetée l’ancre à Hiva Oa), en vue de la composition du nouvel album : un orgue Bontempi à double clavier et boîte à rythmes intégrée permettant de reproduire le son de divers instruments, que Jacques s’est fait livrer de Papeete par la « goélette ».

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155

Curiosité : ce sont les tikis d’Hiva Oa qui ont inspiré les sculptures extraterrestres d’Hergé dans Vol 714 pour Sydney — on a retrouvé des photos le démontrant dans ses archives personnelles — et peut-être aussi, en tout cas ça y ressemble fort, le fameux ET de Spielberg ; coïncidence : Tintin (que Spielberg portera à l’écran) est né en 1929, la même année que Brel.

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156

Il appartient alors au père de Guy Rauzy, le maire d’Atuona. Aujourd’hui, il est devenu par héritage la propriété de Serge Lecordier (et de son épouse Renée, sœur de Guy Rauzy), l’homme qui est à l’origine de l’Espace Brel : « À la mort de mon beau-père, les terrains ont été redistribués et c’est ma femme et moi-même qui l’avons récupéré, comme un clin d’œil de Jacques Brel. Nous avons décidé de le laisser en l’état. »

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157

Maddly Bamy, op. cit.

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158

Érick et Maddly Bamy, Deux enfants du soleil pour deux monstres sacrés, Christian Pirot éd., 2003.