Pour mémoire, opposé à sa direction qui accordait alors la primauté aux « yé-yé » sur les artistes « rive gauche », Canetti avait lui-même claqué la porte quelques mois plus tôt pour créer son propre label. Et Jacques Brel, du jour au lendemain, s’était retrouvé seul face à une équipe qui n’avait montré qu’indifférence et mépris à son égard, au temps où ses disques ne se vendaient guère. Pour rejoindre sans tarder Eddie Barclay — dont il avait eu l’occasion d’apprécier le sens des relations humaines et le mode de vie noctambule —, malgré le fait que son contrat s’achevait le 15 février 1962, un compromis fut nécessaire entre les deux sociétés : en échange de la liberté de Brel, Barclay céda à Philips une option prioritaire que lui avait signée Johnny Hallyday à l’expiration de son contrat avec Vogue. « Ainsi Johnny et Jacky furent-ils échangés comme de vulgaires marchandises[172] ! »
À l’intérieur du petit paquet, une cassette artisanale comprenant treize chansons au nom de… Brel ; prénom Bruno. Un mot est joint, où Canetti lui dit tout le bien qu’il pense de ces titres et qu’il a décidé d’en assurer la production sur son propre label. Puis vient l’objet de l’envoi : si Jacques est également convaincu par les chansons de son neveu, pourrait-il envisager d’écrire une préface ? Pourquoi pas, se dit-il, mais au retour car il n’est pas possible de retarder le voyage. L’écoute est remise à plus tard. Trop tard ! Le 33 tours de Bruno Brel, son premier album, C’est beau !, sortira cet automne-là, en même temps ou presque que le tout dernier de Jacques Brel…
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ÊTRE DÉSESPÉRÉ, MAIS AVEC ÉLÉGANCE
On peut comprendre (sans l’approuver pour autant ou sans apprécier spécialement cette chanson) que Jacques Brel se soit laissé à écrire Les F…, aussi politiquement incorrect que cela fût. Il est même permis de se réjouir qu’un grand de la chanson n’hésite pas à se lâcher, comme n’importe quel être humain, quitte à en payer le prix fort en déchaînant les plus virulentes critiques à son encontre. Du reste, à l’exception peut-être de Brassens, circonstances historiques aidant (celui-ci ayant eu tout le temps de peaufiner ses premières chansons en solitaire, durant la guerre, en restant cloîtré dans un logement parisien pour éviter d’être renvoyé en Allemagne, au STO), il n’est pas d’écrivain majeur dans l’histoire de la chanson française qui n’ait commis d’œuvres mineures, lesquelles s’expliquent souvent par le vécu de leur auteur — comme Léo Ferré par exemple avec… Monsieur Barclay !
Après tout, si ça n’ajoute rien à la postérité d’un auteur, ça fait du bien à l’homme de dire parfois les choses comme il les ressent sur le coup, sans fioritures, au lieu de les ressasser à l’infini : « Quand j’étais petit, se rappelait Brel comme si cela datait d’hier, j’ai demandé l’heure en français à un Flamand ; il m’a lancé un coup de pied au derrière qui m’a fait valser dans le talus… Pour mon film Le Far West, ils ont décrété que j’étais raciste. Ils envoyaient des délégations pour m’empêcher de chanter Les Flamandes, ce qui ne m’a pas intimidé : en général, je bissais ; ce qui n’était pas dans mes habitudes[175]. »
Ce que l’on comprend moins, c’est le manque de lucidité du créateur (ou son entêtement !), lorsqu’on lui proposera, un an plus tard, de publier une anthologie de ses textes de chansons, en édition de luxe illustrée : contre toute attente, il conservera en effet Le Lion, Les F… et Les Remparts de Varsovie. À noter qu’il retiendra aussi Avec élégance, l’une des cinq chansons écartées du dernier album, mais surtout l’une des trois jugées inabouties ; ce qui donne à penser que c’était sa musique ou plus sûrement son orchestration qui ne satisfaisait pas complètement le trio Brel-Jouannest-Rauber, et non son écriture. Du Brel de haute volée, il est vrai, sur un thème qui lui est cher, la prudence castratrice : « Se sentir quelque peu romain / Mais au temps de la décadence / […] N’avoir plus grand-chose à rêver / Mais écouter son cœur qui danse[176]… »
La sélection pour cette anthologie aura lieu chez lui, en 1978, Jacques Brel acceptant de recevoir l’éditeur en personne à Hiva Oa, comme un test. Si ce dernier tient à son idée au point d’effectuer le déplacement, se dit-il à la réception du courrier lui soumettant ce projet, « on verra » ; par contre, s’il se contente de contacts épistolaires, il opposera un refus. L’éditeur n’hésite pas un seul instant : il fera le voyage aux Marquises. Il faut dire que c’est le fondateur des Éditions du Grésivaudan, installées en Isère, où est déjà parue une édition de luxe des chansons de Brassens. Un homme de l’art, donc, qui apprécie au plus haut point la belle chanson. André Philippe sera d’ailleurs le seul Européen, avec Arthur Gélin, à rendre visite à Jacques et Maddly et à loger chez eux — pour mémoire, ils vivaient encore à bord de l’Askoy quand Charley Marouani, le tout premier, les rejoignit aux Marquises en décembre 1975.
L’histoire mérite d’être contée par le menu. A-t-on jamais vu éditeur parcourir la moitié du monde en vue de publier ce qui n’est, en définitive, qu’un recueil de chansons ? Il fallait sans doute que ce fût André Philippe, il fallait à coup sûr que ce fussent les chansons de Jacques Brel…
Le projet d’abord. À l’instar de L’Œuvre poétique de Georges Brassens, préfacée par Bernard Clavel, dont l’édition originale publiée en 1974 proposait cent sept textes de chansons et trente-deux lithographies en couleurs de Pierre Parsus, les Chansons de Jacques Brel, annonce André Philippe par courrier, donneront lieu à deux volumes reliés en cuir de grand format in-quarto (39 × 29,5 cm) imprimés en feuillets sur Vélin d’Arches et présentés dans un coffret. À la centaine de textes prévus s’ajouteront vingt-trois lithographies originales (en double page hors texte en noir ou en couleurs) des peintres Lucien-Philippe Moretti et Daniel Sciora. Le tirage initial sera limité à trois cents exemplaires numérotés et signés[177].
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