« Un voilier “dévoilé” / Est à vendre aux îles Marquises / La nuit, le ciel est étoilé / Le jour, tendre est la brise[182]… » Étonnante histoire, au demeurant, que celle de cette cathédrale « haute en ciel et large au ventre, de clinfoc et de grand-voiles », qui vaut bien qu’on s’y attarde un peu. Le temps d’une pause marine, comme un volet supplémentaire du triptyque aussi « hénaurme » qu’exceptionnel de Jean de Bruges…
Automne 1976, Punaauia (Tahiti) : après avoir revalidé sa licence de pilote et s’être mis en quête d’un appareil, Jacques Brel a jeté son dévolu sur un bimoteur qu’il va acheter au nom de Maddly Bamy. L’air après la mer, tout en ayant choisi sa terre… À Paul-Robert Thomas, le copain toubib, qui l’interroge sur le sort de son bateau, maintenant qu’il s’est tourné vers l’avion, l’ancien navigateur parti pour faire le tour du monde répond : « Je vais le vendre dès que j’aurai changé un guindeau que j’ai commandé chez Sin Tung Hing, le concessionnaire de Papeete. Ce ne sera pas facile de le vendre aux Marquises, mais je ne me sens pas trop le courage de le rapatrier ici pour le moment. De toute façon, je ne le vendrai qu’à un homme qui aime la mer, à un vrai marin… »
En fait, tout va aller très vite, beaucoup plus vite que Jacques ne l’imagine alors. Et c’est non pas à un homme mais à un couple qu’il vendra l’Askoy, une fois de retour dans son île, quelques semaines seulement après cette conversation. De jeunes mariés américains, Lee Adamson et Kathy Cleveland, arrivés depuis peu à Hiva Oa sur un navire qui les avait embarqués comme coéquipiers à Panamá. L’histoire veut qu’il les ait jugés sympathiques au point de leur céder son voilier pour le tiers de son prix d’achat, à peine trois ans plus tôt. « Jacques l’a vendu à un prix symbolique, confirmera Maddly en 2008, parce qu’il voulait donner la possibilité de parcourir le monde à deux jeunes tentés par l’aventure. »
C’est sans doute la réalité mais c’est aussi une façon, pour lui, de solder un pan de son passé. Car le rêve du marin en partance, du capitaine en quête d’île au trésor, ce rêve d’enfance est désormais accompli, et l’Askoy qui patiente depuis un an en baie de Tahauku n’est plus synonyme pour lui que de contraintes, d’entretien fastidieux mais aussi de rappels douloureux au plan physique. « En bateau, résumera-t-il, il faut être heureux pour partir. Autrement, il devient un château hanté de mille bruits désagréables et lancinants, et longs. Plus humide que les prisons, on vit alors dans une soupe infecte et collante, navrante. Un bateau n’est pas grand, il devient minuscule. Il n’est pas fatigant, il devient harassant, c’est le bagne[183]. »
Il faut se remettre dans le contexte de leur traversée du Pacifique, où Jacques et Maddly forment un couple de marins pour le moins improbable : elle, certes animée d’un rare dynamisme mais sans grande expérience ; lui, opéré d’un cancer il y a moins d’un an, dont on a ouvert la poitrine, scié les côtes et retiré partiellement un poumon. « Jacques n’avait pas retrouvé toutes ses forces et d’ailleurs il ne les retrouvera jamais tout à fait et je devais constamment avoir un œil sur lui. Quel destin était le mien pour être là, à couver des yeux un des hommes les plus extraordinaires de notre siècle[184] ? » Se lancer dans une telle équipée, rien qu’à deux, sur un voilier trop lourd à manier — à titre comparatif, le Pen-Duick VI avec lequel Éric Tabarly remporta en 1976 sa seconde Transat en solitaire pesait seulement dix-sept tonnes, contre quarante-deux pour l’Askoy pourtant moins long de quatre mètres et demi —, relève déjà de l’exploit. Le chanteur semblait l’avoir pressenti dès 1968 : « Il y a deux sortes de gens / Il y a les vivants / Et ceux qui sont en mer[185]… » Mais aller jusqu’au bout, cela tient du miracle. La tâche est trop éprouvante, les souffrances de Jacques trop évidentes. « Ce bateau t’use plus que je ne peux le supporter[186] », lui souffle sa compagne en arrivant aux Marquises.
« Nous avons eu la vision d’un couple harassé, pâle comme la mort, les yeux cernés, se rappelle Prisca Parrish à l’accostage de l’Askoy, donnant l’impression d’être dégoûté à vie du bateau et des traversées. Jacques semble souffrir. Il parle d’une voix d’outre-tombe, calme et sourde. » Il faut rappeler que Jacques et Maddly, en choisissant la ligne droite, sont passés à côté des alizés et tombés dans ce qu’on nomme le pot au noir, en jargon de navigation. Vic et Prisca, eux, n’ont eu besoin que de quarante-deux jours, dix-sept de moins que leurs amis, pour relier Panamá à Hiva Oa. En cours de traversée, Brel leur a d’ailleurs confié par radio qu’il ne supportait plus le bateau : « Tout est lourd, démesuré. […] J’en peux plus. Vivement la terre[187] ! »
Rien d’étonnant, dans ces conditions, que le voyage s’arrête là. Bientôt, ayant constaté que sa célébrité n’avait pas atteint ces rivages et succombé à la fois au charme de l’endroit, Jacques annoncera à Vic que « le bateau, c’est fini. La Doudou et moi, on est tombés d’accord. Je vais peut-être acheter quelque chose dans le coin ». Et comme le poète voit plus loin que l’horizon, il se trouve une justification : « Le bateau, ça rend con ! T’as le cerveau qui s’atrophie à force de te demander d’où vient le vent. » Ce sera l’une des dernières phrases de Jacques Brel dont se souviendra Prisca, car Vic et elle lèveront l’ancre comme prévu quelques jours plus tard. Le tour du monde à deux voiliers voguant plus ou moins de conserve depuis onze mois, à partir des Canaries, prendra fin dans cette petite baie des Marquises où mouillent alors quatre ou cinq autres bateaux. Le Kalais poursuivra sa route, l’Askoy restera ancré sur place, sans bouger ou presque, un an de plus. Et jamais plus ces quatre-là ne se retrouveront.
Étonnante histoire, disions-nous, que celle de ce yawl[188] lancé en mer le 19 mars 1960 par son constructeur, Hugo Van Kuyck, un architecte belge bien connu, grand yachtman et président du Royal Yacht Club de Belgique. Ainsi appelé en référence à une île norvégienne, mais second du nom[189] (d’où le chiffre II, supprimé ensuite par Brel, au risque d’attirer sur lui et ses passagers les foudres de la malédiction, à en croire la superstition selon laquelle on ne touche pas impunément au nom d’un bateau), l’Askoy II deviendra la propriété du chanteur en mars 1974.
Fin janvier, le temps de trouver le voilier qu’il souhaite, Jacques Brel s’est installé momentanément chez son épouse, à Bruxelles… tout en entretenant depuis 1970 une liaison avec une certaine Monique qui vit à Menton, et depuis 1972 avec Maddly à Paris. « À ce moment-là, confiera celle-ci à Prisca[190], Jacques était très occupé… plein de femmes partout, plus Miche et sa famille ! Moi, j’arrivais là-dedans comme un cheveu sur la soupe. Il a fallu du temps pour qu’il puisse m’accorder une petite place. […] Je savais, je l’ai su tout de suite, que c’était l’homme de ma vie. Il fallait simplement que je le lui fasse comprendre. » De retour de sa croisière de formation sur le Korrig, Brel n’a qu’une idée en tête : effectuer un tour du monde de cinq ans sur son propre voilier, et c’est à sa fille France, semble-t-il, qu’il propose en premier de l’accompagner : « Ce sera ton bateau[191] ! », promet-il. Et à Miche, en apercevant l’Askoy pour la première fois, le 28 février, sur les quais d’Anvers, après la publication d’une annonce de vente, il proclame résolument : « Si c’est celui-là, je l’achète ! » Long de dix-huit mètres et large de cinq, c’est un deux-mâts en acier dont le plus haut s’élève à vingt-deux mètres.
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Ni goélette ni ketch, donc, qui sont également des deux-mâts mais placés différemment : le ketch a son grand mât dans le premier tiers avant du bateau et le second, beaucoup plus petit (le « mât d’artimon »), en avant de la barre ; la goélette possède soit deux mâts égaux soit le grand à l’arrière et le petit (le « mât de misaine ») à l’avant. Sur le yawl, le grand mât est à l’avant et le petit (appelé familièrement « tapecul ») est situé en arrière de la barre. (Source : Marc Robine,
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