L’appartement que Monique occupait, Jacques en avait fait l’acquisition spécialement pour elle. Généreux par nature, il était coutumier du fait. À Sylvie, sa compagne précédente depuis 1961, il avait laissé son logement parisien de la rue Dareau et offert la petite villa qu’il avait achetée à Roquebrune, près de Menton (où Charley Marouani possédait aussi un appartement), et qui constituait leur repaire en bord de mer. C’est là, dès 1963, qu’il s’était initié à la voile, sur un deux-mâts de quinze mètres, l’Albena, acquis en copropriété avec un pilote d’Air France, Max, alors mari de Monique… dont Sylvie était la meilleure amie, ayant été l’une et l’autre hôtesses de l’air. Et c’est lors d’une croisière commune durant l’été 1969, comme dans une tragédie grecque, que tout se noua et se dénoua : Sylvie fut bientôt remplacée par Monique dans la vie de Jacques, après que la seconde eut décidé de quitter Max… Elle le rejoignit en mars 1970 à Genève, à la fin d’un stage de formation au métier de pilote auquel il s’était inscrit en octobre précédent ; un stage réparti sur six mois, mais comportant dix semaines de présence continue indispensable, qui permit à Brel de sympathiser avec son instructeur vaudois Jean Liardon et lui valut la délivrance, le 17 avril, d’une licence IFR de vol aux instruments.
Il acheta alors son premier bimoteur, un Beechcraft Barn B55, mais déjà son quatrième avion en l’espace de six ans. Le premier était un Gardan GY-80 Horizon (immatriculé F-BLPG) acquis d’occasion en octobre 1964 au nom de Charley Marouani — « pour une raison fort simple, expliqua le chanteur, c’est qu’un Belge n’a pas le droit de faire immatriculer son avion en France ». Le deuxième, en 1967, était encore un Gardan, à nouveau d’occasion mais enregistré cette fois à son nom. Quant au troisième, acheté en novembre 1969 à Issoire chez le constructeur, c’était un monomoteur flambant neuf identique à celui avec lequel Hrissa Pélissier[197] avait effectué la traversée de l’Atlantique Sud, un splendide Wassmer WA-40 Super 4 aux ailes de bois et de toile prévu pour quatre passagers. Pour Jacques Raynaud, le patron de l’hôtel où Brel séjourna quelques semaines en compagnie de Jojo, le temps de se familiariser en vol avec cet appareil, Jacques « était un gars simple et généreux, pas un rouleur de manivelles ». Dans l’intervalle, le lieu d’attache principal de ses différents avions restait l’aéroport de Cannes-Mandelieu, près de Menton… dont le port abritait son voilier l’Albena.
Mais on l’attend aux Açores. Et c’est à l’aéroport de Nice où Monique conduit Jacques, à la mi-septembre 1974, que les amants de Menton se quittent à jamais, sans le savoir. « Et puis infiniment / Comme deux corps qui prient / Infiniment lentement / Ces deux corps se séparent… » À Hiva Oa, deux ans et demi plus tard, pensera-t-il à cette séparation au moment d’écrire Orly ? « Et puis ils se reprennent / […] Se tiennent par les yeux / […] Et puis en reculant / […] Il consomme l’adieu[198]… » À l’écoute de cette merveilleuse chanson d’amour, l’une des plus belles assurément du patrimoine francophone, on croit bien revivre cette histoire, d’autant plus déchirante avec le recul que, dans l’esprit de Jacques, il s’agissait alors d’un simple au revoir. « Bien sûr, je vais revenir, écrit-il encore à Monique quelques jours plus tard, le 18 septembre. Je ne sais ni quand ni où. C’est ce que je cherche à présent… Ne t’y trompe pas, je suis près de toi. » Ces deux-là s’adoraient, disait Alice qui les connaissait fort bien, l’un et l’autre, pour avoir vécu, aux côtés de Jojo, dans l’ombre permanente du Grand Jacques. Oui, dans sa maison d’Atuona, en écrivant son chef-d’œuvre, Brel a dû se rejouer cent fois cette grande scène des adieux avortés, non voulus et cependant irrémédiables. « Et je les sais qui parlent / Il doit lui dire je t’aime / Elle doit lui dire je t’aime… » C’est triste, mais à Nice comme à Orly, le dimanche, « avec ou sans Bécaud », la vie ne fait pas de cadeau.
Arrivé aux Açores, avant de reprendre la mer pour Madère puis les Canaries, Jacques invite Jean Liardon, son nouvel ami suisse qui l’a formé sur un bimoteur à réaction, à naviguer quelques jours à bord de l’Askoy. Mais, une fois parvenu à destination avec son propre avion, Liardon devra oublier la croisière promise pour passer le plus clair de son séjour avec Brel dans les airs. Les deux hommes reviennent de leurs vols « excités comme des gamins », se rappelle Prisca Parrish. Car Vic, sa fille et Prisca sont également arrivés à Faial, le 16 septembre, en provenance des Caraïbes, sur le Kalais. Jacques et Vic en effet ont convenu de se retrouver ici, en septembre, sans que Prisca, la nouvelle compagne de l’ancien industriel belge, sache encore qui était ce fameux copain qu’ils allaient rejoindre pour naviguer de conserve. Vic a voulu lui réserver la surprise et c’est donc à Horta que ce témoin essentiel du périple maritime de Jacques Brel fait sa connaissance : « C’est tout de même un peu dingue, observera-t-elle[199], de traverser tout l’Atlantique pour retrouver un copain, non ? »
À l’escale suivante, à Madère, France prend l’avion pour Bruxelles, juste le temps de passer ses examens d’assistante sociale… et d’aller voir à Paris Alice Pasquier, la veuve de Jojo, à la demande de Jacques qui souhaite l’inviter sur l’Askoy pour l’aider à se remettre de son deuil. Chez elle, France lui confie son embarras devant la présence de Maddly à bord, alors que Miche — qui l’ignore encore — y est attendue à la Toussaint pour quelques semaines de vacances. Informé à son tour par Alice, Charley Marouani pique une colère au téléphone : « Je vais télégraphier à Jacques, lui dit-il, qu’il foute Maddly dehors pour que Miche puisse venir[200] ! »
Quel tour aurait pris le destin ? On ne le saura jamais, car Charley n’aura pas le temps d’envoyer ce télégramme ; les circonstances vont le prendre de court. Le 19 octobre, Alice Pasquier atterrit à Santa Cruz de Ténériffe, où l’Askoy vient de jeter l’ancre. Ce jour-là, de plus en plus fatigué, Jacques Brel a décidé de faire une pause, en compagnie de Maddly, là où l’air est aussi vif que raréfié, dans un hôtel situé sur les pentes du mont Teide, le volcan qui culmine à 3 700 mètres d’altitude. C’est donc France qui accueille Alice à l’aéroport, surprise par l’absence de Jacques mais rassurée d’emblée par sa fille. « Elle m’a dit : “Ne t’inquiète pas, il est là. Il est seulement très fatigué, alors il est monté au Teide, se reposer un peu, avec Maddly. Ce soir, on dort sur le bateau et on ira les rejoindre dès demain.” Le lendemain, France a loué une voiture, et nous sommes montées… À notre arrivée, ç’a été une vraie fête. Jacques était très gai, il voulait me faire oublier[201]… »
La « malédiction » de l’Askoy frappera le jour même : durant la descente vers la côte, dans l’après-midi, Brel ressent subitement une douleur intense qui lui tire un hurlement. « Je remarquai sa main, cramponnée à l’endroit du cœur, précisera Maddly. Le déchirement atroce qu’il ressentait là faisait croire à une crise cardiaque. Pénible, ma respiration ne valait guère mieux que la sienne[202]… » Tout le côté gauche le fait terriblement souffrir, le bras, la cage thoracique et surtout le cœur, en effet, comme en témoignera Alice : « Cela ressemblait beaucoup à un infarctus, Jacques suffoquait… France a tout de suite arrêté la voiture et nous avons essayé de le faire sortir ; mais il ne voulait pas descendre. Nous, on voulait l’étendre, pour qu’il reprenne sa respiration ; lui, au contraire, il voulait marcher, rester debout… Finalement, nous l’avons fait s’allonger sur un petit talus qui longeait la route. Il disait qu’il avait soif, mais on n’avait pas une goutte d’eau. Et il n’était pas question d’espérer en trouver car, là-bas, c’est le désert… Jacques a dû rester un quart d’heure, vingt minutes, étendu sur le bord de la route ; puis il a dit qu’il se sentait un peu mieux et qu’il souffrait moins… Alors on est remontés en voiture et nous sommes repartis[203]. »
197
Le 5 février 1964, Hrissa Chouridis, épouse Pélissier, pilote de démonstration chez Wassmer, devenait la troisième femme à réussir l’exploit de traverser l’Atlantique Sud en monomoteur, en empruntant la célèbre ligne de l’Aéropostale où Jean Mermoz perdit la vie. Elle avait décollé d’Issoire le 27 janvier 1964, puis traversé l’océan (en douze heures et quarante minutes) de Dakar à Natal, au Brésil, avant de débarquer à Rio de Janeiro. Avant elle, seules Joan Batten et Maryse Bastié avaient fait de même, respectivement le 13 novembre 1935 et le 30 décembre 1936, après Jim Mollison le 9 février 1933, premier pilote à traverser seul l’Atlantique Sud de Thiès à Natal.