À l’hôpital de Santa Cruz, où il est placé sous morphine, on a tôt fait d’écarter le risque d’infarctus, mais le pronostic reste flou entre tuberculose, pneumonie et cancer… Au bout de trois ou quatre jours d’hospitalisation et une espèce d’évasion organisée par ses amis, se défiant des médecins locaux, Jacques retrouve ses esprits après une nuit passée sur l’Askoy et décide, d’un commun accord avec Alice, France et Maddly, de regagner l’Europe pour y subir des examens approfondis. Il choisit de se mettre entre les mains des médecins suisses : « Ce sont les meilleurs, dit-il, et puis j’ai de bons copains là-bas… » Il songe évidemment à Jean Liardon.
Prévenu par Alice, le fidèle Charley Marouani l’attend à son arrivée à l’aéroport de Genève-Cointrin. Il a affrété une ambulance pour le conduire aussitôt dans une clinique privée. Puis, Liardon faisant jouer ses relations, Jacques est admis à l’hôpital cantonal, où le résultat des examens ne laisse place à aucun doute. « Il s’agit d’une tumeur cancéreuse, localisée dans le lobe supérieur du poumon gauche, tout près de l’arrivée de la bronche. » Seul traitement possible : l’opération chirurgicale. « Jacques n’a pas cillé, se souvient Charley : “Très bien. Ce n’est pas encore ça qui va me démolir.” Mais sans doute qu’au tréfonds de lui il se disait que son corps avait fini par réagir à toutes ses nuits blanches, à l’alcool et aux quatre paquets de cigarettes journaliers[204]. »
On connaît la suite, du Plat Pays aux Marquises, via les Canaries. Mais, avant d’être opéré le 16 novembre, Jacques effectue un rapide aller-retour entre Bruxelles et Ténériffe : il laisse l’Askoy à la garde de France, au port de Santa Cruz, sachant que Vic et Prisca sont là en cas de besoin. Ensemble, ils le déplaceront d’ailleurs à Puerto Rico, sur la côte sud de la Grande Canarie, où Brel les retrouvera en décembre pour continuer bientôt le voyage jusqu’aux Antilles, comme si rien ne s’était passé entre-temps. Sauf qu’à Bruxelles Miche a découvert la présence de Maddly (qu’elle et ses filles, Chantal et Isabelle, appellent « l’infirmière ») aux côtés de son mari… et que son projet de vacances sur l’Askoy appartient désormais, et définitivement, au passé. « Cinq semaines après l’opération, nous prenions la mer, racontera le Grand Jacques[205]. J’étais encore tout à fait infirme. […] Mon bras gauche ne fonctionnait pratiquement pas. Chaque mouvement me rappelait que j’étais handicapé et que ma carcasse ne répondait plus à tous mes appels. »
Quant à France, ce voyage la marquera pour la vie. « Dire que l’Askoy et moi avons vécu et partagé de grands moments me semble dérisoire quand je repense aux réalités exceptionnelles que nous avons affrontées[206]. Jamais je n’oublierai cette merveilleuse traversée étoilée que nous fîmes, presque en solitaires, bercés par les accords du Schéhérazade de Rimski-Korsakov. […] J’avais vingt ans, ce voyage en bateau, c’était génial. Mais quel service militaire[207] ! […] Et puis nos destins nous ont séparés sans nous épargner[208]. »
Décembre 1976, Atuona : à son retour de Tahiti, dégoûté par le bateau, devenu synonyme de souffrance morale — il lui rappelle trop de malheurs : la séparation de fait avec Monique, la mort de Jojo, la découverte de son cancer, la trahison supposée d’Antoine, la rupture avec France… — , Jacques cède sans regrets sa cathédrale de voiles à ce jeune couple d’Américains, Lee Adamson et Kathy Cleveland, visiblement fort épris et amoureux de la mer.
Est-ce le mauvais œil de l’Askoy ? Toujours est-il que leur périple océanien, achevé sur l’île d’Hawaï, se soldera par un divorce. Vendu (après la mort de Brel) à un marchand de surfs d’Hawaï, Harlow Daugherty, le bateau passe ensuite entre les mains d’un Allemand, Helmut R., qui sera arrêté aux îles Fidji pour trafic de drogue ! Placé sous séquestre par la justice, l’Askoy est « oublié » un certain temps au port de Suva, avant d’être mis en vente publique. Il sera adjugé, un an plus tard, dans un triste état, avec un mètre d’eau à l’intérieur, à un journaliste néo-zélandais spécialiste des questions maritimes, Lindsay Wright, qui va se risquer à regagner son pays, seul à bord… Mais, à l’approche des côtes de Nouvelle-Zélande (où il souhaite le faire restaurer au chantier naval de Waitara), il essuie une terrible tempête qui scellera le sort de l’Askoy : on se croirait projeté dans L’Ouragan, de Jean de Bruges ! L’une des trois histoires extraordinaires (avec La Baleine et La Sirène) écrites par Brel sur une musique de François Rauber[210].
L’ensemble, qui fait plus de treize minutes, constituait un « poème symphonique » récité d’une façon délibérément emphatique jusqu’au crescendo final. Recherché désespérément par tous les amateurs, c’est un document exceptionnel qui n’avait jamais été réédité[211] depuis sa sortie en 1963 sur un 25 cm Barclay non commercialisé et à tirage limité : un disque, Jacques Brel chante la Belgique, conçu par la municipalité de Bruxelles pour être offert exclusivement à deux cents bourgmestres du pays réunis en congrès (et dont le premier intéressé demanda cinq cents exemplaires pour les offrir de son côté). « À moi, à moi, Jean de Bruges / Grand quartier-maître sur “la Coquette” / Trente ans de mer et de tempêtes… »
Pris dans la tourmente, Lindsay Wright ne peut éviter le naufrage et l’Askoy s’échoue brutalement sur le sable de Bayly’s Beach. Nous sommes à ce moment-là en 1994. L’histoire du yawl de Jacques Brel aurait pu et dû s’achever là, définitivement abandonné aux éléments. C’était compter sans la volonté de deux Flamands, deux frères, Peter et Gustaf (dits Piet et Staf), fils du fabricant de voiles Johan Wittevrongel auquel Jacques s’était adressé en 1974, à Blankenberge, après l’achat de son bateau : « Quand j’ai demandé à ce client son nom et son adresse, afin de pouvoir lui envoyer un devis, se souvenait Johan[213] en l’an 2000, il m’a regardé, étonné : “Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis celui que tous les Flamands veulent tuer ! Mon nom est Jacques Brel.” » Un regrettable malentendu s’est instauré, on le sait, entre une partie de la communauté flamande et le chanteur depuis qu’il a écrit Les Flamandes, en 1959 ; et, malgré toutes les chansons où il célèbre la Flandre d’une façon ou d’une autre (Marieke, par exemple : « Le ciel flamand / Couleur des tours / De Bruges et Gand »), d’aucuns — qui n’ont rien compris au texte des Flamandes — ont la rancune tenace…
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Devant présenter un poème symphonique à son examen de composition musicale au Conservatoire de Paris, François Rauber demanda spécialement à Jacques Brel de lui écrire les trois histoires de
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Il aura fallu attendre le printemps 2013, soit cinquante ans après le 25 cm, pour que
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Pour le documentaire de Claude Val,