Et me voilà seul, tout seul, près de trente-cinq ans, presque jour pour jour, après qu’il eut été porté en terre, à méditer cette histoire dans l’aube naissante, devant la tombe modeste et fleurie du Grand Jacques. « On est cent que la gloire / Invite sans raison / Mais quand meurt le hasard / Quand finit la chanson / On se retrouve seul[25]. » Seul, tel un paumé du petit matin, pendant que ma moitié boucle les bagages dans notre gîte de passage, avant que l’on ne regagne l’Aéroport Jacques-Brel… Quarante ans pile après nos épousailles (« On est deux à vieillir / Contre le temps qui cogne… »), impossible de ne pas songer dans cet archipel où le temps s’immobilise, à dix-huit mille kilomètres du Plat Pays, à La Chanson des vieux amants : « Finalement, finalement / Il nous fallut bien du talent / Pour être vieux sans être adultes. »
Cela se passait, il y a peu, aux Marquises, île d’Hiva Oa, commune d’Atuona… Si ça vous chante, je vous convie à me suivre jusqu’à cette île, « posée sur l’autel de la mer / […] Chaude comme la tendresse / Espérante comme un désert / Qu’un nuage de pluie caresse[26] ».
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SA NOUVELLE ADRESSE
Lorsque Brel quitte le canal de Panamá, le 22 septembre 1975, il met directement le cap sur les Marquises, sans passer par l’escale traditionnelle des Galapagos : pas question pour lui d’aborder dans un territoire d’un pays, l’Équateur, vivant sous dictature militaire. Mais ce choix, en le menant hors de la route des alizés, lui vaudra de connaître ce que les marins appellent le « pot au noir », le calme plat, dix-sept jours durant… Au total, la traversée jusqu’à Hiva Oa, où l’Askoy jette l’ancre le 19 novembre, prendra cinquante-neuf jours. En avion, aujourd’hui, on relie Paris aux Marquises en moins de trente heures, après une étape obligée à Tahiti, « capitale » et seule île de Polynésie française capable d’accueillir des vols intercontinentaux. Tahiti, où Brel, on le sait moins, séjournait régulièrement et d’où il rayonnait d’une île à l’autre par la voie des airs.
Ce récit passera donc par l’archipel de la Société et les atolls des Tuamotu, afin de suivre le plus possible les traces du Grand Jacques dans ce « pays[27] » où il se sentait chez lui et comptait bien, « lassé d’être chanteur » et résolu à retrouver l’anonymat du temps où il s’appelait Jacky, s’installer définitivement à demeure. Comme on se jette à corps perdu dans un voyage au bout de la vie.
Ça a débuté comme ça… ou plutôt, n’en déplaise à Céline, ça a fini de débuter comme ça, un soir de l’automne 2010 à Paris. C’était au théâtre Les Trois Baudets — ce haut (petit) lieu de la chanson francophone qui vit « Jacky » réaliser ses vrais débuts en 1953, sous la houlette de Jacques Canetti — où le monde de la chanson avait décidé de nous faire la fête ! Le bonheur, surtout, de nous entourer affectueusement. Jolie et tendre palette de gens de plume, de micro, de scène ou de coulisses. Parmi eux, Alain Souchon… que Brel, dès son arrivée aux Marquises, avait remarqué à la radio entre tous les auteurs-compositeurs de la nouvelle génération. Bercé par la variété populaire en vogue dans son enfance puis séduit par Elvis Presley et les premiers rockeurs américains, c’est avec la rive gauche, à l’adolescence, que son goût, voire sa vocation, pour la chanson allait s’affirmer : « Tout de suite, ça m’a bien plu. Léo Ferré, Brassens, Béart, Félix Leclerc, Barbara… et Brel, en particulier, que je me suis mis à adorer[28]. J’achetais tous ses disques… »
Rescapé de cette époque, Guy Béart était aussi de la fête, se souvenant de son premier passage dans cette même salle de deux cent soixante-douze places, à l’automne 1956… en compagnie de Brel : « Je conserve une affiche de mes débuts aux Trois Baudets, où il y avait au même programme Mouloudji en vedette, avec Pierre Dac et Francis Blanche, et aussi Raymond Devos et Jacques Brel ! C’était une époque de plateaux fabuleux[29]. » En juillet de cette année-là, détail amusant, alors que les deux hommes ne se connaissaient pas encore, Guy Béart avait remplacé Brel, retenu en Belgique, les trois premiers jours de l’habituelle tournée d’été Canetti. Une tournée d’ailleurs mémorable[30], puisque c’est à cette occasion que Jacques Brel rencontra François Rauber, engagé aux Trois Baudets pour succéder au pianiste en partance, un certain Darry Cowl… Pour Guy Béart, « Jacques Canetti était un pionnier parce qu’il avait le goût de ce qui sortait de l’ordinaire. Il a été le plus grand “créateur de chanteurs” ; le premier à privilégier les auteurs-compositeurs : Félix Leclerc puis Brassens et Brel ». C’est lui qui inventa la fameuse formule « les 3 B de la chanson française » : Brel, Brassens, Béart. « Oui, il parlait toujours des 3 B de la chanson française, je suis hélas le dernier des trois. »
Des Trois Baudets à l’Olympia… Ce soir-là, les invités incarnaient la grande histoire de la chanson française. En particulier Jean-Michel Boris[31], plus de quarante ans directeur artistique de ce music-hall prestigieux où Brel fit ses fameux et mémorables adieux du 6 octobre au 1er novembre 1966. « Ce n’était pas une série très longue, rappelait-il, car Brel n’aimait pas s’installer ; il faisait un tour de chant, pas un récital, c’est-à-dire qu’il y avait une première partie[32]. Brel restait en scène une heure vingt environ, il faisait une quinzaine de chansons à toute vitesse. […] J’ai participé à tous ses spectacles à l’Olympia. Le personnage emplissait l’espace d’une façon absolument exceptionnelle. J’ai vécu plein de moments particuliers, dont bien sûr sa dernière sortie avec le peignoir devant le rideau rouge, après une demi-heure d’applaudissements et les spectateurs qui ne voulaient pas quitter la salle. […] Je crois qu’aucun autre artiste ne me donnera les mêmes joies. Il y en a d’autres qui paient comptant, comme il le faisait, mais lui était un être à part[33]. » Jamais non plus Charley Marouani n’oubliera ces adieux à l’Olympia : « Devant un public déchaîné, il revint je ne sais combien de fois sur scène pour saluer ces gens déconcertés, dont la plupart avaient les larmes aux yeux. À sa dernière apparition, il était en peignoir et murmura la gorge nouée : “Je vous remercie, car cela justifie quinze ans d’amour”[34]. » Les Trois Baudets et l’Olympia à la fois, quel symbole !
Oui, ce soir de septembre 2010, après trente ans passés à défendre et illustrer la chanson, par le livre et nos journaux Paroles et Musique puis Chorus (sous-titré « Les Cahiers de la chanson »), pour nous la boucle était bouclée. D’autant plus que, fidèle entre les fidèles depuis les années 1970, Antoine était de la partie, tout juste rentré de sa Polynésie d’adoption, dont il est devenu par ses livres, ses films et ses conférences le chantre par excellence. Extrait de notre dialogue du moment :
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Depuis 2003, c’est un pays d’outre-mer de la République française (POM) régi par une assemblée territoriale, qui élit un président de la Polynésie française et un gouvernement local, les pouvoirs régaliens étant assurés par un haut-commissaire de la République. À l’arrivée de Brel, encore territoire d’outre-mer (TOM), il était dirigé par un gouverneur nommé par la France.
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À l’auteur, pour
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Également à l’affiche : le chanteur suisse Pierre Dudan, la jeune Nicole Louvier, le chansonnier Pierre-Jean Vaillard et le groupe les Trois Ménestrels qui, dès l’année suivante, allait être accompagné par Gérard Jouannest au piano.
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Neveu de Bruno Coquatrix (décédé le 1er avril 1979), Jean-Michel Boris lui succéda également à la direction générale jusqu’en 2001 et le rachat de la salle par Vivendi-Universal. Auparavant, au début des années 1990, il avait réussi avec la fille et la veuve de Bruno Coquatrix, Patricia et Paulette, à sauver l’Olympia face à un projet immobilier qui prévoyait sa démolition pure et simple. Jean-Michel Boris obtint même de Jack Lang, alors ministre de la Culture, le classement de la salle au titre du patrimoine culturel.
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