« Maintenant que vous n’allez plus être assujettis à des délais de parution, le temps est venu pour vous de découvrir Tahiti…
— Et de nous rendre aux Marquises, pourquoi pas ? Un rêve de trente ans… »
À plusieurs reprises auparavant, le globe-flotteur ex-chanteur avait tenté de nous faciliter la venue en Polynésie pour un reportage sur les musiques locales (« Les Polynésiens sont un peuple-né de chanteurs et de musiciens, vous verrez ; il y a beaucoup à dire sur la chanson polynésienne et l’amour de la chanson des Polynésiens… »), à l’image des dossiers déjà publiés dans nos « Cahiers de la chanson » sur divers pays d’Europe, d’Afrique ou de l’océan Indien. Et puis Chorus allait disparaître brutalement du paysage médiatique — victime d’un relayeur incapable de porter plus avant le témoin que d’autres avaient longtemps tenu comme une lampe allumée — mais nullement l’envie de continuer à partager notre fol amour de la chanson ni d’emprunter quelque chemin qu’il faille pour aller à sa découverte. « Ce qu’il vous faut ? Mais c’est être fou / Fou de la vie, fou de ses chemins[35]. »
« Un rêve de trente ans » : trois bonnes décennies en effet à écrire sur le Grand Jacques et à multiplier dans nos journaux les dossiers à son sujet : par deux fois dans le mensuel Paroles et Musique dans les années 1980, par deux fois aussi dans la revue trimestrielle Chorus dans les années 1990 et 2000[36], en variant chaque fois les angles pour éviter les redondances et compléter autant que possible le travail précédent.
Dans l’édito du premier dossier du « mensuel de la chanson vivante » (qui comportait de superbes photos inédites de Jean-Pierre Leloir, particulièrement apprécié du chanteur[37]), je faisais déjà référence au principe d’imprudence brélien : « Il fallait une certaine dose (et même une dose certaine) de folie pour lancer une telle entreprise sans capitaux ni le moindre soutien. C’est là qu’intervient la responsabilité (indirecte) de Jacques Brel… Il a suffi, en effet, d’une phrase de son dernier disque pour placer en orbite ce qui n’était encore qu’une espèce d’étoile inaccessible. Une phrase toute simple, mais si juste, qui disait que “le monde sommeille par manque d’imprudence”… » Seize ans plus tard, le numéro d’automne 2008 des « Cahiers de la chanson » proposera la somme la plus importante jamais réalisée sur Brel dans un périodique de presse francophone : un dossier de quatre-vingt-dix pages (soit presque la moitié du numéro).
Ce n’est pas tout, loin s’en faut : en 1997, pour le cinquième anniversaire de Chorus, François-René Cristiani et Jean-Pierre Leloir nous accorderont l’exclusivité de la publication intégrale de la table ronde mythique réalisée par eux le 6 janvier 1969, avec Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré. « J’étais très impressionné, avouera le Grand Jacques, une fois installé aux Marquises. Tous les trois avions le trac ! J’ai tiré sur ma clope comme jamais… » Cristiani me confia ses cassettes pour que je les décrypte moi-même et Leloir une douzaine de photos inédites (alors qu’il avait refusé des fortunes — y compris un chèque en blanc d’un grand hebdomadaire national ! — pour publier après la mort de Brel d’autres images que celle du célèbre poster en noir et blanc de cette rencontre historique). Le résultat[38] leur conviendra si bien que je n’aurai guère à insister, quelques années plus tard, pour les convaincre d’enrichir ce travail de mémoire dans un beau livre — en narrant sa genèse et sa tenue pour l’un, et en exhumant près de cinquante photos, la plupart inédites (dont une bonne part en couleurs), pour l’autre — en ouverture symbolique du « Département chanson » coédité par Chorus et Fayard, dont j’assurerai dès lors la direction en liaison étroite avec Claude Durand, président de Fayard mais aussi ami de Barbara…
Dans l’intervalle, j’aurai eu le plaisir d’être en contact avec des proches de Brel, parents, amis et collaborateurs, et d’en rencontrer la plupart : son épouse Thérèse, alias Miche, sa compagne Maddly, ses filles Chantal et France, son neveu Bruno, ainsi que ses musiciens Jean Corti, Gérard Jouannest et François Rauber. D’autres encore, comme Eddie Barclay, Jacques Canetti et Charley Marouani… Et puis, et surtout peut-être, j’aurai suivi de très près et de bout en bout l’évolution de Grand Jacques, le roman de Jacques Brel, la fameuse biographie de Marc Robine[39] qui obtint aussitôt le grand prix de l’académie Charles-Cros (en même temps que Claude Nougaro pour son nouvel album L’Enfant phare). Parue en 1998 en coédition Chorus / Anne Carrière, elle fut signée dès 1988 chez « Hidalgo Éditeur », label que nous décidâmes ensuite de mettre en sommeil pour nous consacrer à la création de Chorus, appelé à prendre la relève de Paroles et Musique. Dix ans de travail donc pour ce grand œuvre de Marc Robine, vulgarisateur sans pareil de la chanson française. « La meilleure des biographies de Brel », estimera la regrettée Anne-Marie Paquotte dans Télérama, tandis que Bertrand Dicale le plébiscitera ainsi dans Le Figaro : « Robine s’insurge, s’enthousiasme, converse avec Brel en nourrissant son propos d’une somme unique d’informations. Son travail est exemplaire non seulement par son ampleur, mais aussi par sa pertinence. »
Ce rappel pour dire combien Brel est resté proche de nous, toujours, avant et après sa disparition[40] (« On n’oublie rien, de rien / On n’oublie rien du tout / On n’oublie rien de rien / On s’habitue, c’est tout[41]… ») ; et combien, par conséquent, il nous était nécessaire d’aller au bout de notre démarche. Alors, quand Antoine a remis le sujet sur le métier, en ce théâtre des Trois Baudets si chargé d’histoire, l’affaire était déjà entendue, il ne restait plus qu’à la mettre en musique… Puis à embarquer, enfin, jusqu’à l’endroit où le Grand Jacques avait choisi non pas de marquer une pause mais de se fixer durablement (voire pour le reste de sa vie, comme le montreront les témoignages recueillis sur place), jusqu’au lieu finalement devenu son ultime demeure.
Pourtant, Hiva Oa ne devait être qu’une simple escale dans son tour du monde à demi achevé. Après une période de cabotage autour de Tahiti, des îles de la Société et des Tuamotu, le voyage devait se poursuivre via les Fidji. Mais la fatigue, due à la fois aux conséquences de l’opération subie un an plus tôt et aux difficultés de maniement de l’Askoy, allait prendre le dessus. La fatigue, mais pas seulement : l’éblouissement aussi.
Fin 1975, début 1976, Jacques et Maddly effectuent avec l’Askoy différentes incursions dans cet archipel de douze îles (dont six seulement sont habitées), entre Fatu Hiva, la plus méridionale, à trois heures de bateau, aux deux principales du « groupe nord », Hua Huka et Nuku Hiva. Leur décision de s’installer à Hiva Oa sera définitivement arrêtée après leur passage à Nuku Hiva qui, considérée comme capitale administrative des Marquises, offrait pourtant plus de commodités, dont un hôpital, alors qu’Hiva Oa ne comptait qu’un dispensaire, et une meilleure desserte depuis Tahiti. Mais justement ! Depuis ses mésaventures aux Antilles avec les paparazzi, Brel a soif de tranquillité et recherche l’anonymat avant tout. De plus, il a tout de suite apprécié le charme particulier d’Hiva Oa : « Je suis pris par la beauté de cette île. C’est bien la première fois que ça m’arrive », confie-t-il à son copain belge Vic (croisé jadis à Bruxelles et retrouvé par hasard fin 1973 dans un port des Canaries), qui navigue avec sa compagne Prisca Parrish quasiment de conserve avec l’Askoy depuis les Açores[42] et dont le voilier, le Kalais, a mouillé quelques jours plus tôt à Tahauku.
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En juin 1982 et octobre 1988 (n° 21 et 83 de
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Jean-Pierre Leloir a réalisé de nombreuses pochettes de disques de Jacques Brel qui, malgré sa phobie des photographes, acceptait volontiers de poser régulièrement pour lui en studio. Dans le blog de l’auteur, « Si ça vous chante », on peut d’ailleurs visionner un document exceptionnel datant de décembre 1964, où Brel parle de Leloir, de la photo et des photographes en général (voir « Sur les traces de Jacques Brel — 2 », du 26 novembre 2011). Après son décès le 22 décembre 2010, à l’âge de soixante-dix-neuf ans, on trouvera aussi sur « Si ça vous chante » un hommage sous le titre « L’œil de la musique », mis en ligne le 4 janvier 2011.
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Également auteur-compositeur-interprète, directeur artistique, journaliste et historien de la chanson française, Marc Robine est décédé le 26 août 2003. Voir notre hommage intitulé « Marc Robine, le colporteur de chansons » sur le blog « Si ça vous chante » (26 août 2010).
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Il est fréquent, dans la navigation hauturière, que deux bateaux se suivent de près, pour faire face à d’éventuels incidents. C’est d’ailleurs à Vic et Prisca que Jacques confia le soin de garder un œil sur l’