J’appelle le B.I.T.E. (Bureau d’Investigation du Territoire Européen, service fondé par un ancien directeur du P.A.F.). Je suis au mieux avec l’un des big boss (on a d’ailleurs surnommé ce roussin Boboss). Je me nomme. Il se prénomme. On se demande si on va. On constate qu’on va. Et ton San-Antonio magique présente sa requête :
— Dites, vieux, rendez-moi un grand service, bien que nous soyons samedi-fin-d’après-midi et que vos gars doivent pêcher à la ligne. Il me faudrait le curriculum d’une charmante fille très sombre mais aux cheveux teints en blond, jouant de la flûte ou de la clarinette et qui pas plus tard qu’hier déambulait dans Paris. Je ne peux rien vous fournir de plus, en fait de renseignements.
— Ça n’est déjà pas si mal, répond mon correspondant ; un type réconfortant, comme tu peux voir…
Je rejoins le Mastar et j’écluse rapidos le godet qu’il m’a prescrit.
— Assez pour aujourd’hui, Gros. On regagne son gîte respectif. J’ai besoin de réfléchir à tout ça…
— Si on irait plutôt se faire une choucroute du côté de la gare de l’Est ? suggère l’Estomac. J’ai envie de Sylvaner bien frappé. Et aussi de strasbourgs fumantes. Je connais une taule rue de Valenciennes où tu chialerais tellement qu’ils la font esquise, la choucroute…
— Sans façon, décliné-je. Le déjeuner de Berthe était trop copieux pour que je puisse apprécier un dîner se composant d’autre chose que de deux Alka Seltzer.
Bon, on se quitte.
Tu restes avec moi ou t’accompagnes Béru ?
Tu préfères ma compagnie martienne ?
Tu as parfaitement raison, puisque c’est moi le narrateur.
T’aurais choisi Béru, pendant un laps de temps indéterminé tu chutais dans le néant.
Note que ça t’aurait fait les nougats, camarade.
Enfin, bref : escorte le superman.
Il te conduira toujours sur le chemin d’Henri IV (qui jusqu’à 40 ans a cru que « c’était un os »).
On rentre à Saint-Cloud dans les eaux de Seine, les zoos de scène, les os de Seine, Léo de scène ou les Hauts-de-Seine me rappelle plus.
Et c’est notre villa de meulière que t’as entendu causer. Le jardin avec son allée de gravier bordée de rosiers. Les méchants immeubles menaçants qui le surplombent mais qu’on emmerde.
M’man est rentrée en taxi avec messire Antoine. Elle lui fait becter des épinards, si bien que la bouche du chiare ressemble à un anus de vache mal entretenue. Depuis dehors, par la fenêtre, je contemple la scène touchante. Me v’là reporté à des chiées d’années, lorsque ma Félicie gavait un autre bougre prénommé lui aussi Antoine…
Un bruit menu me fait tourner la tête. Ça fait comme une souris prise au piège qui couine. Je contourne l’angle de la maison et j’avise Régina en train de chialer dans le menu hangar où on entrepose les ustensiles de jardin. Je t’ai pas encore raconté Régina ?
C’est une petite bonne italienne qu’on s’est décidé à engager pour seconder ma vieille. Tu parles que m’man voulait rien chiquer. C’est moi qui ai insisté. Mobilisée pour le bougre d’Antonio II, elle n’y arrivait plus, la pauvre chérie. Ne se pieutait jamais avant deux plombes du mat’, sans parler des nuits troublées par les appels du loupiot vorace, toujours partant pour un petit bib’ de rabe. Quéque chose comme la gratinée du noctambule. Elle finissait par prendre une tête de catastrophe, Félicie. J’ai décidé de mettre le holà. Lui ai posé la question de confiance (imposée plutôt) : « On prend une soubrette ou on largue le mouflet. » Un ultimatum pareil, elle pouvait pas faire front, ma vieille. Alors voilà : depuis trois semaines, y a Régina at home.
Question boulot c’est pas le vertige, la marée blanche, la chevalière Ajax, Régina. Elle manœuvre dans les ralentis cinématographiques. A la regarder tu suis admirablement la décomposition des mouvements requis pour balayer un perron, nettoyer des vitres ou essuyer la vaisselle. Tu vois le jeu des muscles. T’admires les crispations des phalanges. L’arrondi des gestes. Tout bien. En quasi gros plans. Tiens, l’autre matin elle a cassé un bol. Eh bien pour la first fois de ma life, j’ai compris de quelle manière ça t’échappait des salsifis, un objet. La fraction de seconde où il devient inattrapable. Mon regard est même allé l’attendre sur le carrelage où il a superbement explosé.
Néanmoins, vaille que vaille, elle abat son petit turbin. Félicie s’accoutume, lentement. Elle transpire de moins en moins de la voir œuvrer comme un zig qui traverserait un marécage à pied. Sa grande indulgence l’a aidée à supporter ce calvaire de ménagère méticuleuse.
— Pourquoi pleurez-vous, Régina ?
La môme chiale de plus belle. Le coup classique des enfants et des crétins. Ça leur stimule l’émotion que de leur en demander la cause. Faut attendre que ça se tarisse un brin.
L’appentis sent la vieille pomme et le géranium séché. Des gérania[9], on en a toujours plein les jardinières devant les fenêtres du bas. Je sais bien que ça fait un peu villa Sam’Suffit, mais ma vieille adore tellement que je répute cette floraison sublime.
Régina hoquette un peu moins fort, s’assèche et me montre son visage de grande gamine mal nourrie qui serait joli sans son expression stupide. Elle est très brune, avec des cheveux fous descendant bas sur ses joues, comme de la barbe frisottée.
— Hein, petite, qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle me raconte ses déboires : Paulo, l’apprenti plombier avec qui elle sortait, vient de la larguer. Fini le bal du samedi soir, et le poulet-pommes-frites de la Fête des Loges. Motif de la rupture ? Elle est vierge et entend le rester. Curieux, à notre époque, une fille qui met son veto, non ? Alors que toutes pratiquent la politique du collant décollé. Tu penses que le gars Paulo n’a pas apprécié cette façon de voir ! Le côté hermétique, ça lui échappe. Son job, justement, c’est de désobstruer les canalisations. Il a qu’un véquende par semaine pour se mettre Coquette au chaud, ne peut se permettre de le gaspiller en simagrées roucoulinantes.
J’efforce de consoler la môme Régina. Je lui dis comme quoi elle a bien fait de repousser le démon tentateur (je suis vache avec mes confrères hommes, non ?). Je lui promets pour très bientôt le vaillant garçon, romantique de partout, qui lui kidnappera le berlingue après l’avoir passée par la mairie. Un gros morceau de bravoure, il déballe ton Sana. Du Georges Ohnet pur fruit, au sirop de canne à sucre. Bon, très bien, elle cesse de chialer, me file un regard noyé, au fond duquel brille une admiration fervente (tout à fait justifiée, selon moi).
Et puis elle me dit, avec son adorable accent de transalpine (non, je n’ajouterai rien) :
— Quelqu’oune l’a téléphonate cesté matine.
— Qui ça, mon chou ?
— Oune messieur.
— Un monsieur ?
— Si.
— Et que voulait-il, ce monsieur ?
— Parlate à vous.
— Seulement je n’étais pas là.
— No, vous pas êtes.
— Comment s’appelait-il, ce signor ?
— L’as pas dite suono nome.
— Il vous a laissé un message ?
— Qualle messaggio ?
— Pour moi ? Per me ? Commissione ?
— Si. L’a dite qué vous fate attenzione votre papa.
— Que je fasse attention à mon papa ?
— Si.