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Elle darde sur ma prestancieuse personne un regard dont le blanc de l’œil est blanc.

— Chez Lipp !

Du coup, elle la fait (sous-entendu, la lippe).

Une réaction fugitive, mais marquée.

— Car à minuit, vous y avez un rancart, chez Lipp, n’est-ce pas ? Et, au troisième top, vous y aborderez un personnage qui…

La garce !

Ah, si je m’attendais à ce coup fourré, tante Berthe ! Les eaux dormantes du lac noir, tu parles !

Plein les carreaux !

Du poivre moulu. A peine ai-je eu le temps de retapisser l’odeur caractéristique qu’il m’arrivait dans les lucarnes. Vzzoum ! La grosse pincée ! D’où qu’elle l’a sortie, selon toi ? T’en sais rien ? Alors t’es vraiment une pelure bonne à nib, décidément ! Un authentique locdu qui se contente de suivre par-dessus mon épaule en ronchonnant. Mais course-la, bon Dieu, au lieu de me regarder danser la gigue des yeux brouillés !

Elle cavale dans la rue déserte. Dominant ma douleur affreuse, je fonce en titubant. J’y vois quine ! Tout est brouillé. Mes gobilles sont en feu. J’entends valiser Zoé comme une perdue. Je veux bomber. J’emplâtre une poubelle, je valdingue, m’offre une tartine de pavés qui me rabote le menton. Etourdi, je m’assieds sur le bord du trottoir. Je dois ressembler à un méchant poivrot beurré comme un petit LU. Et de chialer, de chialer ! Toutes les larmes de mon corps parviendront-elles à éteindre les deux foyers qui consument ma face ?[14]

Me faudrait de l’eau. Du collyre. Ah, la garce…

J’ai aperçu (à l’époque où je n’étais pas encore aveugle, œuf corse) une fontaine devant l’hôpital. M’efforçant d’écarquiller les stores et de ne plus percuter d’obstacle, je la rallie et m’ablutionne les quinquets.

Ouf, ça va mieux.

Je récupère ma vision. Note que je serais plus à mon aise avec une canne blanche, mais enfin, quand t’as pas de beurre, tu te sers de margarine, hein ?

Je vois un paysage tout brouillé, tout zébré, encore poivré. La rue vide… La façade de l’hôpital inerte. Des arbres alignés comme… (tiens, je vais te sortir une image dont l’originalité t’échappera pas)… des soldats à la parade ! Bath, non ? T’imagines ces soldats… de bois commak, à la baïonnette-leu-leu ? J’en frissonne. Tu serais moins ce que t’es, j’en rajouterais. Mais t’as pas le temps. Avec toi faut que ça trace. Bon…

Je retourne à ma chiotte.

La môme, je perds pas mon temps à la courser biscotte nous sommes à deux pas et demi du bois of Boulogne et que c’est là que ma gazelle s’est dirigée.

Moi non plus, j’ai pas le temps. Une demi-plombe pour parer à la manœuvre…

Si je ne pleurais pas de poivre, je pleurerais de rage. Me laisser poivrer de la sorte par une panthère ! Merde ! Enfin, m’objecteras-tu, vaut mieux qu’une gonzesse te poivre de cette manière-là. Ça te fait des éconocroques d’antibiotiques…

Je remonte dans ma guinde.

Et je fonce en direction du boulevard Saint-Germain. il est 23 h 45 lorsque j’y déboule. J’abandonne ma tire sur un passage clouté, miraculeusement libre. Un dernier coup de chiftir à mes lanternes, un coup de peigne réparateur, un toc-toc-t’es-beau à mon nœud de cravate.

Paré !

Saint-Germain-des-Prés grouille de monde à cette heure. Une vraie arche de Noé. Artistes et pouilladins. Tout-Paris-de-mes-Deux et bite-niques. Un sacré méli-mélo. Quand tu penses qu’ils ont compromis l’avenir du microbe à coups de drogues perfides toutes plus sulfamidiques l’une que l’autre et qu’ils laissent pulluler ces messieurs-dames depuis Hiroshima-l’Amour-de-Truma, sans oser réemployer leur détergent miracle, tu vires incrédule, ma panosse.

On s’était pourtant magnifiquement fait à cette idée de grand nettoyage hygiénique. Ça solutionnait si bien les problèmes… Vloum : aujourd’hui je te sucre le quart de l’Inde. Et pan ! sur la Chine, scrafez-moi donc trois cents millions de jaunets. Du temps que tu passes par là, file encore un petit coup de vaporisateur sur Tokyo, que leur courbe démographique harde trop fort à ces tronches plates ! Et puis tu me solutionneras la misère du tiers-monde. Bling, bling ! Au tas ! Y a pas de restes. C’est tout bon. Une grande réactivité règne dans l’Univers. Les v’là tous redevenus hommes de gros moignons. La thalidomide ? Une sucette ! Dégagez, mortels, puisqu’aussi bien vous l’êtes. Et pas trop de suivants. Place aux vieux. Y a qu’eux qui savent vivre. Quand ils sont bien gras, bien riches. Le monde à ceux qui savent s’en servir, lui faire suer le pétrole, la bauxite, les boxons. La plaie de notre planète, c’est l’amateurisme. Tous ces navetons qui bousculent les autres, leur pompent l’air sans faire autre chose que travailler et se multiplier, c’est le chancre mou de l’espèce. Une honte déambulatoire. Processionnaire. Quoi, ils sont frappés d’apathie, les bien-puissants, ou si des fois, ils ne le sont plus, puissants ? Anémiés du dedans, tu crois ? Chiffes mollasses ? Epuisés de puissance comme on l’est de fatigue ? Blasés d’avoir ?

Ça doit être ça. La gavance les a eus. Ils sont tellement las de cet état de chose que le communisme, ils l’imposeront de force. On assiste. C’est en cours : regarde ! Et les autres grouilleurs anonymes regimbent. « Mais non, laissez, on est pour la société de consommation, mes messieurs. Notre rêve, c’est vous : l’obésité, la crise cardiaque, la médaille de la Légion de ma Croix sur la Commode de l’Honneur, les voyages, les belles maisons, Hermès, Fauchon, Dior, Eden-Roc, toute la panoplie. »

Ah, vrai : j’sus content d’être martien.

Bien entendu, c’est bourré à craquer chez Lipp. Mlle Alice Sapritch braque son fume-cigarette de star sur l’entrée. Trois ministres choucroutent en bonne compagnie. Deux avocats célèbres se coupent alternativement la parole et une foule d’inconnus examinent des inconnus en se demandant s’ils sont vraiment inconnus ou si c’est eux qui ne les reconnaissent pas.

« Cravate. »

Le mot tartifuge[15] dans ma tête.

« Cravate. »

V’là ton San-hante-Tonio qui déambule devant les tables, faisant mine de chercher quelqu’un de connaissance. J’examine les cravetouzes des pèlerins rassemblés en l’auguste brasserie. Elles n’ont rien de particulier. C’est plutôt du classique, genre Lanvin. A Saint-Germain-des-Prés, y a pratiquement que les vieux jetons qui mettent encore des baveuses (les autres sont en col roulé), alors comme ils sont vioques, ils les choisissent sérieuses, tu comprends ? Chez nous, à Mars, où on remplace la cravate par le mégot, on ignore ce genre de contingence.

Donc je passe les cravatés en revue et j’ai le désagrément de n’en dégauchir aucun dont on puisse trouver la cravoche plus ou moins singulière. Je te dis : c’est du mylord tiré à quarante-quatre épingles et accompagné de souris visionneuses pour la plupart.

Pourtant il est minuit, docteur Schweitzer, et le correspondant de la môme Zoé est sûrement ici. On est exact à un rendez-vous de cette importance.

« Bien, me dis-je familièrement, si le mot « Cravate » ne se rapporte pas à l’élément complémentaire de l’élégance masculine, peut-être est-ce là le patronyme du monsieur ?

Ricane pas, pied de porc, j’ai connu des drôles de blazes le long de ma vie. Des Crétin, des Ducon, des Lamerde et je t’en épargne. J’ai même rencontré un malin qui s’appelait Dard, ce qui fait tout de suite dégueulasse ; remarque qu’il méritait bien son nom. Alors, donc, pourquoi pas Cravate ? Un qui annonce, dans la foulée : Jean-Louis Cravate, pour peu qu’il déplace un chouïa l’accent tonique (ou qu’il prenne l’accent teutonique), je te parie mon truc contre ton chose (tu y gagnes) que tu ne sourcilles pas.

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14

Apprécie cette phrase, hé, pelade ! Elle est de toute beauté ! Quel talent ! Laisse que je crève et qu’on m’oublie. Tu verras ce délire quand ils me découvriront, vingt-cinq ans plus tard.

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15

Cherchez nulle part, dans aucun dictionnaire d’argot, le verbe tartifuger : il n’a jamais existé et va cesser dès tout de suite.