Je dévale aux toilettes et j’aborde avec une politesse exquise la garde-chasse (d’eau).
Je lui raconte comme quoi j’ai la ranque avec un dénommé Cravate, que je ne connais pas, et qu’elle m’obligerait en le mandant. Une généreuse obole ponctue ma requête. Dès lors, la dévouée personne écrit le mot Cravate sur son ardoise à sonnette et part à la pêche. J’attends, non pas en rongeant mon frein, mais en faisant pleurer Margot. Comme je prends congé d’elle, et alors que j’achève de la mettre à l’abri des convoitises, la porte d’une cabine téléphonique s’ouvre et un homme qui turlutinait en sort.
Tu veux que je te dise ce que refait mon sang ?
Ah, t’as deviné ? Ben oui : il ne fait qu’un tour.
Mais un beau.
Vingt-gu. J’en ai le guignol qui gesticule et il me grimpe des vapeurs ardentes au niveau de la visière.
Le personnage mentionné ci-dessus, ce que tu remarques sur lui, avant tout, c’est sa cravate, justement.
Elle est jaune. Unie. Mais attends, t’énerve pas, vieille figue, elle est ornée d’une épingle d’or, ce qui ne se fait plus beaucoup, sauf chez les vieux retraités ou dans les bars à Nordafs. L’épingle décrit un motif bizarre. De très loin, tu prendrais ça pour un hippocampe stylisé, d’un peu plus près, ça ressemble à un point d’interrogation, et quand tu regardes à nez-portant, tu t’aperçois que le bijou représente en fait une sorte de crosse épiscopale.
Ça chef-lieuse Ajaccio, hein ?[16]
Au moment où je désespérais…
J’aborde l’épinglé avec ce sourire franc et massif que tu me connais.
— Pardon, fais-je, mais je crois bien que nous devons nous rencontrer à minuit…
Boudiou ! J’espère qu’il ne savait pas préalablement que c’était une ravissante fille bronzée qui devait le contacter ! Et j’espère également qu’aucun mot de passe n’était prévu au programme…
Le zig me dévisage d’un œil plutôt malsain. Il est grand, bistre, moustachu de noir, comme on dit dans les romans moins bien travaillés que celui-ci, avec des sourcils hérissés et de longs favoris qui grisonnent déjà du bas bien que l’individu frise tout juste la trentetroisaine. Un Méditerranéen, à coup sûr… Et qui vient de l’autre côté de ce que nos grands-mères appelaient « la grande bleue ».
Ses yeux se posent sur ma cravate. Pigé : une petite crosse devrait s’y trouver. C’est ça, le signe de reconnaissance.
— Figurez-vous qu’on vient de me la piquer dans le métro, dis-je avec un sourire, en tapotant ma belle Hermès ramageuse.
Un peu piètre comme argument, je suis d’accord. Si t’en vois un meilleur, écris-le-moi sur l’ardoise de Mme Chiottezingue et brandis-la dans le dossard du copain.
Il ne moufte pas.
Je tire le télégramme de ma fouille et le lui fais respirer sans le déplier.
— L’endroit n’est pas sain, allons discuter de ça ailleurs, je vous attends sur le trottoir. O.K. ?
Est-ce qu’il entrave le franzouze, au moins, Césarin ?
Oui, il.
Et même qu’il le parle admirablement, puisqu’il me répond « O.K., boy ».
Il a l’accent amerloque, ce qui tendrait à m’incliner de supposer qu’il s’agit d’un Méditerranéen d’outre-Atlantique.
J’entends, là-haut, la dame des toilettes qui annonce :
— On demande M. Cravate ! M. Cravate !
Tu parles… Je l’ai ferré, mon « M. Cravate ». Et à présent, il s’agit de l’opérer énergiquement. Ma décision est prise : je l’embastille d’autorité sitôt que sorti de l’illustre brasserie.
Mes menottes me démangent les doigts, si je puis dire. Et je le peux. Je le saute à la surprise. Le coup de fumée : clic, clac. Tant pis pour le mandat d’amener. J’ai un talon de mandat-carte sur moi, ça suffira bien.
After quoi, hop : la grande taule. Je convoque messire Bérurier pour la séance de nuit et on s’entreprend l’homme à l’épingle de cravate en grand. En très grand. Qu’il nous raconte un maximum de choses, mes oreilles trépignent d’impatience.
Donc, il me répond « O.K., boy. »
Je paraphe notre accord d’un sourire engageant et gagne l’escadrin.
Comme je pose le pied droit sur la première marche, je cesse de penser.
Noir complet d’une durée indéterminée. On continuera la séance dès que la lumière reviendra. L’éditeur décline toute responsabilité à propos de cet arrêt momentané de l’auteur. Le présent ouvrage ne sera ni repris ni échangé contre les Mémoires du général de Gaulle.
De très loin, ça me parvient en bouillonnant. De la mousse de bain, tu vois ce que je veux dire ? Ça gonfle en crépitant.
« Illlll… yatillllll unmède… cindanlasssssss… salle… salle… salle… alillllllle… »
Galopade… Exclamations…
« Il est mort ?…
« Non : le cœur bat…
« Tombé à la renverse ?…
« Raté une marche…
« Sa tête a porté…
« Il ne saigne pas…
« La tête, c’est ou tout l’un ou tout l’autre…
« Vous êtes médecin ?
« Dégagez, voyons, comment voulez-vous que le docteur…
Je suppose, tant bien que mal, qu’un certain San-Antonio gît sur le carrelage des vouatères.
On l’ausculte. Un type qui devait bouffer de la choucroute. Son haleine sent la choucroute. Les toubibs, ça aime la choucroute. La choucroute de Lipp.
— C’est grave, docteur ?…
Un examen plus approfondi… ambulance… Hervé, tu veux aller chercher ma trousse dans la voiture ?… Tiens, les clés !..
Attends que j’essaie de me souvenir. Qui est ce dénommé, ce surnommé, ce bien nommé San-Antonio, couché sur la dure, cerné de pieds, et dans la frite duquel on vaporise des relents de choucroute ?
T’as une idée, toi ? Ben aide-moi, merde ! Y sais pas ce qui m’arrive, j’ai un petit coup de flou dans le cassis. Pourtant j’ai pas picolé. Il fait quoi, dans la vie, ce lascar ? Il rate les marches ? T’es pas louf ! C’est du mec équilibré, Santonio.
Il a les pieds sur la terre…
Mince, ce que je trimbale comme migraine, mon neveu. Le foie, tu penses ? La bouffe des Béru ? Possible. Elle cuisine tellement gras, la mère Berthoche… Chez elle, tu peux dire que ça baigne dans le beurre ! Ah, pour ça, oui… Donne, Hervé !
Je lui fais une piqûre de Silcozobinchecontractovislar de protobitedanloc. Inscris sur une feuille de bloc, Hervé… On la remettra aux brancardiers… pour l’interne de service… Pas de i grec à protobitedanloc, petit con !
Attends, flûte, v’là une vague noire qui m’avance dessus. Je veux pas… Je v…
Re-noir (comme dirait Pierre, fils d’Auguste).
L’astérisque étant « un signe typographique en forme d’étoile indiquant un renvoi, une lacune », j’en dépose sans hésiter un ici.
A mes astérisques et périls.
Parce que, en fait de renvoi, même si tu ne te nourris que de radis, tu peux pas faire mieux.
Quant à la lacune, celle de Venise n’est rien en comparaison de la mienne. Voici donc mon astérisque, fais-en bon usage.
Rien de plus commun que la salle commune de cet hôpital où je recouvre mes esprits.
Les dieux hospitaliers que cause Jeannot Lapin dans la fable de La Fontaine feraient bien de se manifester, ou à leur défaut, le service de santé.
T’as déjà vu un endroit plus misérabiliste, toi ? Une caravane de plumards dans un immense local dont la peinture marron-merde s’écaille. De hautes fenêtres aux verres gris de poussière. Un peuple de malades geignards, vagissards, agoniques. Des qui prient, des qui supplient, des qui pètent, des qui rotent, des qui gémissent, des qui râlent, des qui s’infectent, des qui réclament, des qui déclament, des qui mutisment, des qui espèrent.