Si oui, tu peux concevoir alors ce qui se produit en moi.
Simplement, à la suite du mot automatique.
J’ai eu un lapsus (la moi)[24] en le répétant.
J’ai pensé « motomatique ».
Moto.
Vu ?
Car enfin, à notre époque d’artères surencombrées, la seule manière de se déplacer à peu près rapidement, c’est de rouler à motocyclette.
Or, une moto, j’en ai aperçu une en longeant la ruelle. Elle stationnait sous un porche, près de la poissonnerie. Rutilante. Rouge et chromée. Un chouette bolide en équilibre sur sa béquille.
Je me pointe à enjambées précipitées. La péteuse est là, le museau face à la rue, près d’une pile de caisses vides où des mouches tardives s’affairent.
Elle n’est pas seule, cette motocyclette, camarade. Quelques mètres en arrière, dans un recoin sombre, une forme est là qui attend. Gainée de cuir noir. Avec un casque en forme de heaume sur la tête. Un vrai robot. Le casque prolongé par une longue visière plongeante, en plexiglas bleu sombre, descend jusqu’au menton. Vous autres, Terriens, en apercevant une telle silhouette, vous vous dites sottement : « On dirait un Martien. » Seulement, chez moi, à Mars, où l’équivalent de l’équipement sportif, c’est le mégot à embout fouinazé, à la vue de ce personnage, on s’exclame : « Tiens, un Terrien ! »
La vie intersidérale est ainsi : intersidérante ! Une certitude absolue ma bitte, pardon : m’habite. Je suis sur le bon chemin. Il me faut dare-dare (et je pèse mes mots), neutraliser le guetteur. Agis, San-A. Vite, net, et bien.
Pas de fausse manœuvre. T’as pas le droit de laisser se briser ce maillon.
Splendide image, non ? « Le maillon ». Une chaîne, eh oui… Où est-ce que je vais chercher ça, on se demande… Sauter un mec sur le qui-vive, tous les matuches du monde te le confirmeront : y a rien de plus délicat. Un faux mouvement, une hésitation et c’est la tuile.
Je pénètre sous le porche d’un pas normal. L’homme de cuir ne réagit pas.
Pas tout de suite.
Car, à peine que j’ai parcouru une deuxaine de mètres, le voici qui fonce vers la sortie.
Il m’a reconnu !
T’entends, crachat de phtisique ?
Re-con-nu !
Or, la chose est claire, on ne reconnaît que les gens qu’on a déjà vus.
Et qui, en principe, vous ont déjà vu idem.
Reusement que je tenais ma sulfateuse en main.
Le motard n’a pas le temps de me dépasser. L’œil noir de Carmen le fixe cruellement.
— Pognes en l’air ou je t’abats ! lui crié-je.
Et j’ajoute, car je suis très inspiré, ce morninge :
— Formi est déjà mort, lui. Si tu bronches tu seras du même voyage en ambulance.
Oh ! écoute, que je te fasse marrer. Mords un peu comme le hasard m’est favorable ; pile comme je lance ces rudes paroles, la sirène de police-secours retentit.
C’est déterminant. Rien de plus déterminant que la sirène jointe à la parole. Le motocycliste lève les bras.
Ce faisant, la combinaison de cuir noir se tend. Et tu ne sais pas ce que j’aperçois, à la hauteur de sa poitrine ? Mais alors juste à la bonne hauteur ? Deux ravissantes bosses, sir. Produites par une paire de loloches avec lesquels j’aimerais bien m’entretenir en tête-à-tête…
De ma main libre je relève le casque de l’amazone. Elle a eu raison de s’affubler d’un heaume en plexiglass bleu sombre, Zoé.
Grâce à cet accessoire, on ne se rend pas compte qu’elle a la peau bistre.
Tu m’as admiré, sur la moto si rutilante, si pétaradante, si… si… cyclette ?
Fière allure, hein ? Avec la sombre amazone sur l’arrière du siège, les poignets soudés à la barre de maintien par mes menottes de cérémonie.
Je fonce par les rues marchandes en pétant un nuage bleuté. Les jeunes lascars du quartier me regardent déferler avec envie. Une Honda 750, tu parles ! Ça crache. Ça jute épais. T’es un vrai bonhomme à califourchon sur ce tas de ferraille. Le roi des foules. L’empereur des rues. Le dieu des routes…
Tout en viburant à travers Paname, je m’interroge, la gueule mangée d’air piquant, comme l’écrirait si joliment Paulo Guth.
Où conduis-je misse Poivre-aux-châsses ?
A la Grande Cabane ?
C’est ce que t’agirais à ma place, hein, bougre de vieux moignon ?
La solution de facilité, toujours. T’optes pour la consternation résolument.
Moi, pas !
Je me dis qu’une souris comme elle, prise dans le contexte poulardin, risque de se braquer. Je vais m’emberlificoter moi-même dans les lianes officielles. Paperasses et atermoiements : j’abhorre !
Et puis…
Et puis, et puis, quoi ! Tu vas voir.
Direction Saint-Cloud-les-Bains, mon petit eunuque. Textuel. Je suis le gentil petit policier bien élevé. Quand j’arquepince un coupable, je le ramène chez ma maman.
Toinet est dans son zinzin à roulettes. Il joue à l’auto tamponneuse avec nos beaux vieux meubles de famille. Tu verrais le bahut, la table de la salle à manger, la bonnetière style bressan : tout écornés, un désastre. M’man a beau essayer de « rattraper » les chtars à la cire, des clous ! On sombre dans la brocante à cause de ce voyou. Côté déprédation, il en connaît un rayon, le monstre.
Je pousse Zoé en avant. Félicie s’empresse, toute rose de timidité.
— Mademoiselle, enchantée…
Elle tend la main, aimable, attendant les présentations.
— Zoé Robinsoncru, dis-je.
Ma brave femme de mère aperçoit les bracelets d’acier aux poignets de la petite Noire. Elle rembrunit, se demandant si c’est du lard ou du cochon.
— Une farce ? murmure-t-elle à mon intention.
— Absolument pas, m’man. Cette douce jeune fille est mêlée à un micmac qui a déjà fait autant de morts que la peste de Londres. J’ai besoin d’avoir un entretien franc, loyal et massif avec elle avant de l’embastiller ; alors j’ai pensé que nous serions mieux ici pour papoter. Tu veux bien nous préparer du café ?
Là-dessus je bisouille les fossettes d’Antoine number two et je drive ma captive jusqu’à ma chambre.
— Asseyez-vous, invité-je en lui désignant l’unique fauteuil.
Elle obéit sans piper (par « sans piper » j’entends sans parler, mais il ne faut pas désespérer). Depuis que je l’ai sautée (par « sautée », j’entends appréhendée), Zoé n’a pas proféré une syllabe.
Elle zyeute ma carrée d’un regard aussi rapide que circulaire.
— C’est gentil, chez moi, non ? lui fais-je. Pas du tout le genre de chambre qu’on imagine pour un commissaire de police. A mon avis ça fait plutôt étudiant d’un milieu petit-bourgeois.
Elle se met à jacter.
Et ce qu’elle dit, chose curieuse, me touche, parce que c’est une question ultra-féminine.
— Il est à vous, le bébé ?
— Oui et non. Je l’ai recueilli. Je suis célibataire, mais pas homosexuel pour autant, je m’empresse de vous rassurer. Ses parents étaient un couple de gredins qui a mal fini. J’ai préféré l’amener ici plutôt que de le conduire à l’Assistance. Il y a chez moi à la fois un côté chien policier et saint-bernard.
Elle sourit.
C’est bon cygne, comme disait Saint-Saëns.
— Par quoi commençons-nous ? demandé-je tout de go, ou à trac, si tu aimes mieux, tu penses que j’en ai rien à branler.
Son sourire disparaît.
Brusque rien, camarade Sana. Prends ton temps : apprivoise. Il est probable que cette jouvencelle comporte pas comme n’importe qui. C’est un cas.
— Je ne veux pas rabâcher, Zoé, mais vous comprenez bien que j’aurais dû vous emmener à la police et vous placer séance tenante sous mandat de dépôt. La chose se fera probablement, mais lorsqu’on se sera mis à jour. Le violon est un endroit déprimant pour une musicienne. Malgré toutes les apparences qui sont contre vous, je persiste à vous prêter un tempérament artistique. Je suis bonne pâte, non ? Pâte à crêpe, voire même…