Devant le veto formel de sa houri, Béru renonce au bel canto pour se rabattre sur des considérations professionnelles.
— A propos, t’as causé au Vioque de mon pote le cardinoche ?
— Tu sais bien que le grand frisé est au congrès international de la Police à Washington ! Mais j’en ai touché deux mots au dirlo de la D.S.T.
— Caisse île en a dix ?
— Pas grand-chose. Il a cru à un quelconque radotage de vieux prélat.
— Vieux prélat lui-même, t’y as pas précisé que mon aminche est dans toute la fleur de la force de l’âge ?
— Si, mais il ne m’a pratiquement pas écouté.
Le Mahousse vrille sa puissante poitrine d’un index qui ne surprendrait personne à l’étal d’un charcutier.
— Quand Sa Majesté le pape se sera fait rectifier, y s’mordra les salsifis jusqu’aux clavicules. Mince ! si on n’ajoute pas du foie à la parole d’un cardinal, qui est-ce qu’on écoutera ? Y a des retraites anticipées qui se perdent, gars. Voir prendre un cardinal pour un radoteur, ça te décourage d’être catholique. Et un cardinal natif de Saint-Locdu-le-Vieux, par-dessus le surcroît !
Je regarde flamboyer sa colère de saint-locducien catholique-romain ulcéré. Il est beau et con comme un feu d’artifice, le Gros.
Je te parie les œuvres complètes de Jack London contre celles d’Albert Londres qu’il va me parler de démission avant longtemps.
Tu paries ?
Non ?
Ben t’as tort, car t’aurais gagné, minable ! Béru n’a pas l’occasion de poursuivre, vu que miss Marie-Marie, sa musaraigne de nièce, rapplique avec la boîte de Voltigeurs que Tonton l’a envoyée quérir.
— Du temps que j’étais au tabac, j’ai rapporté France-Soir annonce-t-elle, car je suis les bandes dessinées, espécialement Juliette de mon cœur que je regrette de ne pas avoir été née au début de son commencement.
Elle se juche sur les genoux de ma chère Félicie et déploie le canard sur les assiettes à dessert sans plus attendre. Le temps de compter jusqu’à deux elle a pris connaissance de son feuilleton, dont le texte aujourd’hui est cependant particulièrement copieux, puisque sur le premier dessin, René s’écrie : « Mademoiselle Monique, je suis stupéfait. » Et qu’au second et dernier dessin, Monique répond « Non ? » avec, tu l’as remarqué, malgré ta sottise congénitale et ambiante, un point d’interrogation.
Soudain, dans la chambre des Bérurier, contiguë, Antoine, le mouflet qu’on a recueilli, m’man et moi, se met à gazouiller tout ce qu’il sait. C’est une nature, ce chiare, comme tu ne peux pas te figurer, hé, fifre !
— Toujours content, Toinet. Tu l’entendras jamais râler. S’amusant d’un rien.
— Vous permettez que j’aille l’lever, m’man Félicie ? demande la souris des champs.
Les fillasses, faut toujours qu’elles jouent à la poupée, tu noteras. Et ça leur passe jamais. Même qu’elles ont le prix Cognacq, elles continuent leur jeu. Même vioques avec les petits-enfants… Une vraie marotte. Elles pouponnent pas : elles poupettent.
— Mais oui, va, ma chérie, consent ma brave femme de mère.
— Laisse-le pas tomber, surtout ! recommande dame Berthe en répartissant ses rhubarberies.
Je ramasse le journal que la pie-vagabonde a fait choir en s’envolant. D’un œil blasé je parcours la première page, manière de m’informer des derniers grabuges terrestres. J’ai beau être martien, je ne peux me désintéresser complètement de vos turpitudes.
C’est la « Une » passe-partout.
La « Une » pour journée creuse.
Tu lis : « Nixon, Incendie, Pollution. »
De la misère tout-venante, quoi. Du malheur au petit trot. Votre Terre qui s’abîme comme un fruit oublié sur l’étagère d’une cave.
L’homme en désagrégation, accomplissant ses petits forfaits quotidiens. Si ce n’est toi… Pardon. Si ça nettoie, cède donc ton frère !
Un fou tue un contrôleur de la R.A.T.P. à la station Max-Corre.
Une photo floue illustre. Est-ce le meurtrier ou sa victime ? Je ligote la légende (des siècles). Il s’agit du contrôleur. Au moment que la rame entrait t’en gare, un individu l’a propulsé d’un grand coup d’épaule sur le ballast « avant de se perdre dans la foule ». Classique. Déjà vu… Rituel. Pourtant, quèque chose me tarabuste. Je mate le portrait de l’écrabouillé. Pourquoi, tu m’écoutes, lavasse ? Pourquoi me dis-je aussi textuellement qu’in extenso ceci : « Cette photo date au moins de dix ans » ?
Curieux, comme réflexion, non ?
Un mec que j’ai jamais vu ! Je mate sa frime. Je décide qu’il s’agit d’un vieux clicheton. Pas banal, non ? Je veux bien qu’avec moi t’as l’habitude. Mais quand même…
Si je trouve que la photo est vieille, c’est donc que, contrairement à ce que je pense, ce contrôleur ne m’est pas inconnu ? Le nom du gus va p’t’être m’éclairer ? Je passe à l’intérieur du baveux pour lire la narration détaillée.
Et je tressaille.
Mais chez un Martien aussi bouillant, le tressaillement équivaut à un sursaut, t’es bien d’accord ?
Sursauter, lorsqu’on tient un journal de ce format déployé, produit un bruit familier aux édicules publics modestes qui proposent à leurs usagers un papier qui l’est également[3].
— T’as touché le tiercé, mec ? demande le Mafflu.
— Dans le plus grand désordre, rétorqué-je. Visionne un peu ça, Béru.
Et de lui montrer la bouille du contrôleur.
Le Volumineux considère l’image, sourcils au garde-à-vous.
— Tu reconnais ce monsieur ?
Il fait l’amou (pas le guet).
— Eh ben, pour tout dire, voilà, déclare le San-sambageur, je reconnais sans reconnaître, tout en reconnaissant sans me rappeler qui est-ce. Sûr et certain, j’ai rencontré ce pèlerin, seulement te dire z’où et à quelle époque, c’est macaque-bonnot.
— Lis son blaze, ça te reviendra peut-être ?
Docile, mon espèce de gros confrère suit mon conseil :
— Antonin Duplessis…
C’est, avec une poussière de retard, la commotion, la bramante.
Il gutture :
— Mon ami le cardinal ! ! !
— Plus jamais en chaire, et pas tout à fait en os, oraisonfunébré-je.
Bon, ça suffit pour l’appartement des Bérurier, je t’emmène à la morgue. Oublie pas d’enlever ton bitos en entrant, surtout !
C’est rare, un cardinal contrôleur de métro, tu ne trouves pas ?
J’en fais la remarque au Bovin en cheminant à son côté[4]. Le préposé de l’institut médico-légal prépose aimablement. C’est un grand garçon sympa portant au poignet gauche une montre en nickel pisseux (vous le reconnaîtrez facilement : il a toujours un cadavre dans les bras).
— Par ici, m’sieur-dame ! nous invite-t-il en poussant une porte peinte d’un beau gris d’éléphant malade.
Tiens, à propos, je voudrais bien savoir si les éléphants ont la pelade ? Tu le sais, toi ?
M’sieur-dame ! Béru et mézigue-pâte… Marrant, hein ?
La force de l’habitude. Le gars de la morgue a vu rappliquer tant de gens venus en ces sinistres lieux « reconnaître le corps ». Des apeurés qui s’étayent mutuellement le chagrin.
3
Si ma phrase te paraît biscornue, t’as qu’à la récrire à ta manière, je m’en tartine le coccyx à la gelée royale. En tout cas, compte pas sur moi pour la refaire — ma crampe de l’écrivain m’empêche de marcher, tout comme elle empêche de voler l’albatros.
4
Je lis souvent l’expression « Cheminer à SES côtés ». C’est connard : on ne peut marcher que d’un côté d’un type, non ? Chez nous, à Mars, on exprime beaucoup plus correctement que chez vous autres, les melons.