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Elle croise ses jambes « gainées de cuir »[26]. Emprisonne son genou supérieur dans ses mains croisées.

Commence :

— Tout cela s’est passé si rapidement… Un tourbillon.

— Entraînez-m’y, Zoé, j’ai déjà la tête qui me tourne.

Bien rétorqué, hein ? Prends du feu, petit. Quand tu auras assimilé ma technique, tu ne te laisseras plus jamais dépourvoir.

— Je suis musicienne.

— Je sais : la clarinette, le Beau Danuble bleu, le Chose de la Forêt Viennoise…

— J’appartiens à un orchestre féminin, vous ne l’ignorez pas.

— Oui sévit au Budapest.

Elle hoche la tête.

— A vrai dire, il n’est pas très fameux, mais je voulais coûte que coûte trouver un engagement pour m’arracher à Rome.

— Les spaghetti sont mauvais pour la ligne ?

— A vrai dire, je redoutais bien davantage mon frère.

— Votre frère ?

— Un truand de bas étage. Je suis née à Nouméa… Ma mère était mariée à un haut fonctionnaire en poste là-bas. Son mari s’est logé une balle dans la tête le jour de ma naissance en constatant que j’étais colorée.

— Tu parles d’un baptême ! m’apitoyé-je.

La chère jolie mignonne adorable Zoé poursuit, de sa voix chaude et grave, basse et vibrante, rauque comme celle de Mme Marlène Dietrich :

— Ce drame n’a pas beaucoup affecté ma mère puisque mon frère est né l’année d’après. Et lui est blanc.

Je pose un baiser fou sur sa joue ocre.

— C’est vous qui avez eu la meilleure part, Zoé.

— Je passe sur mon enfance ballottée, riche en « beaux-pères » de toutes races et de toutes conditions. Nous avons fini par échouer à Rome il y a un certain nombre d’années déjà.

— On peut « échouer » plus mal, objecte l’incorrigible mêleur-de-grain-de-sel que je suis.

— Oh, vous savez, murmure-t-elle, les pays ne sont beaux que lorsqu’on y est heureux. Mais passons, je suis devenue musicienne, et mon frère gangster. Il ne sort d’une prison que pour pénétrer dans une autre.

— C’est lui qui vous a entraînée dans cette étonnante équipée ?

— Indirectement…

M’est avis que je ferais mieux de la laisser dévider tranquillement son moulinet au lieu de l’interrompre ! Incorrigible, ton San-Antonio. La bavasse toujours sur sa rampe de lancement.

— J’étais à Paris depuis quelques jours quand j’ai reçu la visite au Budapest de deux types dont le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’ils avaient des allures inquiétantes.

— Alors ?

— Ils ont prétendu venir de la part de mon frère et m’ont entraînée jusqu’à leur voiture, stationnée dans un parking souterrain, proche de la brasserie. Là nous avons eu une explication très âpre.

— Qu’appelez-vous une explication très âpre ?

— Ils exigeaient que je devienne l’amie d’un drôle de bonhomme pour lui tirer les vers du nez.

— Duplessis ?

Elle a un léger sursaut, un léger sourire, un léger battement de cils.

— Vous savez ?

— Ensuite ?

— Pour me décider ils m’ont montré deux papiers : une coupure de presse prélevée dans un journal romain qui annonçait que mon frère était recherché pour meurtre à la suite d’un sanglant hold-up et une lettre de ce dernier me suppliant d’obéir aux gens qui me remettraient cette lettre, car il y allait de son salut. Les deux bandits m’ont expliqué que Céleste se trouvait planqué dans leur bande, et qu’ils le livreraient si je refusais de les aider. Ils ont même précisé qu’ils se débrouilleraient pour qu’il soit abattu au cours d’une chasse à l’homme, car les morts ne parlent pas.

— Intéressant, mon petit ange. Donc vous avez accepté de devenir la maîtresse d’Antonin Duplessis ?

Elle bondit.

— La maîtresse ! Comment, la maîtresse ! L’amie, seulement l’amie…

Le plus fort, c’est qu’elle a l’air sincèrement outrée. Serait-ce, contre toute apparence, une oie blanche ?

— Et après, darling ?

— Ils m’ont fait quitter mon hôtel pour que j’aille m’installer dans celui de Duplessis : la Résidence Carole. C’était, m’ont-ils prévenue, un type méfiant, bizarre, qu’il convenait de manœuvrer délicatement.

— Que deviez-vous obtenir de lui ?

— Je devais essayer de l’amener aux confidences pour le faire parler de deux plaques d’or dont on pensait qu’il savait où elles se trouvaient. D’après ce que devait me confier Duplessis par la suite, il aurait été brutalisé quelques jours avant notre rencontre.

— A propos des plaques d’or ?

— Il ne me l’a pas dit, mais j’avais conclu que c’était à cause de cela. C’était un homme très secret, avec par instants des élans. Au cours de ces élans, il parlait. Pas de ce que je devais coûte que coûte lui faire dire, mais de sa vie… De sa femme… De ses amis. Tenez : de vous, le dernier soir.

— De moi ?

— Oui. Et de son « pays », un gros officier de police travaillant sous vos ordres.

— Du pape ?

— Egalement, par la bande. Il m’a déclaré que la visite du Saint-Père en France risquait de mal tourner. Il prétendait vous avoir mis au courant, mais déplorait que vous n’ayez pas attaché grande importance à ses dires…

— Et vous, vous avez recherché mon téléphone pour me confirmer que le pape courait un grand danger ?

— Oui, lorsque j’ai appris par la presse l’assassinat de Duplessis ; je me suis affolée. J’ai compris qu’il ne se trompait pas. Un pressentiment…

Ensuite vous avez décidé de vous placer hors circuit et vous avez feint de vous suicider ?

— Exactement.

— Pourquoi, en ce cas, m’avoir poivré les yeux lorsque je suis venu vous arracher de l’hôpital ? Avant d’y rentrer vous me téléphonez de protéger le Saint-Père, et puis quand nous sommes ensemble vous m’aveuglez pour pouvoir disparaître ? Ça paraît bizarroïde, un tel comportement.

Cette fois, elle rit. Un rire lumineux, éclatant, spontané.

— Je ne vous ai pas cru. Qu’un policier vienne ainsi dans la salle de réanimation, en pleine nuit… Et puis vous ne correspondiez pas au portrait que Duplessis m’avait fait de vous.

J’ai la langue levée (toujours en présence d’une jolie fille) pour lui demander ce qu’était ce portrait brossé par le « cardinal ». Mais je m’abstiens in extremis. A quoi bon ?

— Vous avez prévenu par téléphone le type de chez Lipp ?

— En effet.

— Pourquoi ?

— Pour me couvrir vis-à-vis de la bande. Franchement, dans l’auto, au moment de vous lancer ce poivre, je pensais que vous alliez me tuer. Alors j’ai voulu donner une preuve de ma bonne foi pour essayer de compenser mon simulacre de suicide…

Les gonzesses, je te jure, faut s’y faire.

Tu leur consacres une vie, et t’arrives pas pour autant à piger leurs agissements. Elles sont à vérité variable et refusent de l’admettre. T’as beau les prendre en flagrant délit d’incohérence, ça ne les empêche pas de rester fidèles à leurs caprices impénétrables (quand j’emploie le mot impénétrable, c’est seulement à propos de leurs caprices, heureusement !).

En v’là une qui se met à choccoter à la mort de Duplessis. Elle a peur d’y passer. Se fait emballer à l’hosto, croyant s’y trouver en sécurité. Je vais l’arracher du plumard. Elle me prend pour un malfrat de la bande. M’aveugle. Puis s’empresse ensuite d’alerter le type de la société secrète qu’elle voulait éviter de rencontrer…

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26

Même chez les plus grands romanciers, tu trouves toujours quelque part un « gainé » de nylon, de chevreau, ou autre…