Je la contemple toujours. Contempler, c’est regarder avec complaisance. C’est ressentir une jouissance de la vision qu’on a. Alors, oui, je contemple la ravissante Zoé dont la peau ocre possède un velouté inconnu. Bon gré, mal gré, je coule à pic dans des confiances sottes. Je suis disposé à gober argent comptant (et même argent content) toutes ses salades.
Et puis, il réagit sec, le commissaire.
V’là qu’y s’met à « tonnétruer » comme cents sourds à bord du Titanic.
— Espèce de petite garce ! Tu me prends pour une pelure, dis !
La môme Zozo en laisse choir la tasse de café qu’elle venait de saisir.
— Tu me berlures, ma gosse. Et je vais t’en administrer la preuve. Après m’avoir poivré les châsses, tu as téléphoné chez Lipp pour affranchir Formi, hein ? Alors, comment as-tu pu le faire appeler au téléphone puisque tu ne connaissais pas son nom ?
La voici avec un visage crispé, froid et dédaigneux.
— J’ai prié la téléphoniste d’aller me chercher dans la salle un homme ayant une espèce de crosse en guise d’épingle de cravate, monsieur le commissaire. Elle vous confirmera la chose.
Et toc !
Contré, le beau poulet. Enveloppé dans du papier d’argent à franges, tel un marron glacé de chez la « Marquise de Sévigné ».
Y avait autrefois un jeu à la téloche, pendant les années septente-deux septante-trois, qui s’appelait « Réponse à Tout », tu te rappelles ?
Il aurait convenu à ma mignonne clarinettiste.
Je ne m’excuse pas.
J’ai trop honte.
Et puis ce serait risqué, au cas où elle me chambrerait en beauté. Je récapitule ce qu’elle vient de me dire. C’est vrai qu’elle était exécutante dans un orchestre merdeux pour postières retraitées. Vrai aussi qu’elle est descendue à La Résidence Carole le lendemain du jour où Duplessis y a débarqué. Au fait, pourquoi a-t-il quitté son appartement, Césarin ? Avait-il peur chez lui après qu’on l’eût paraît-il molesté ? Cependant, il continuait d’aller y « traiter » ses patients… Hein, alors ?
Pas de digression, reprends le fil, San-A.
Accumulons ce qu’il y a de positif en faveur de cette petite chérie.
Elle a téléphoné ici pour me supplier de veiller sur le pape.
Elle a feint de se suicider pour s’arracher à ce cauchemar.
Elle a disparu depuis le soir du poivre et la bande ignorait en effet où elle se trouvait puisque, en désespoir de cause, les deux « gardes suisses » se sont rendus dans sa chambre pour la fouiller.
Elle attendait Formi près de l’église pendant qu’il manœuvrait sa machine infernale. Formi qui lui avait promis de la faire filer à l’étranger, le coup accompli. Et qui l’a accompli sans l’aide des autres, ce qui prouve bien qu’en effet il était « coupé » d’eux.
Seigneur, en quoi consistait donc ce satané rayon braqué sur la personne auguste de César Pinaud, pseudo Paul VI ? J’espère qu’il ne va pas nous réussir un ramollissement de la citrouille, le Débris ! Je vais lui ordonner d’aller se faire faire un check-up en règle dans une bonne clinique. Faudrait peut-être le placer en quarantaine ? Le tester de bas en haut, non ?
— Zoé, articulé-je.
Elle me regarde, lit mon embarras et sourit.
— Je sais bien que votre métier consiste à douter des gens, monsieur le commissaire, mais croyez-moi, vous gagnerez du temps. Je sais également que j’aurais dû, au début de cette affaire, aller à la police, mais je craignais pour mon frère, et l’on n’exigeait de moi rien de très important.
— Vous ignorez ce que signifient les plaques d’or de Duplessis ?
— Je ne les ai jamais vues et il ne m’en a jamais parlé.
On entend rouscailler Antoine, depuis en bas. C’est l’heure de sa croque et il aime tellement le frichti à Félicie qu’il pique une crise lorsqu’il a torché son assiette. On le laisserait clapper, il se déguiserait en Béru modèle réduit, ce petit goret. Pour lui apaiser la rogne, Régina lui brame une napolitainerie au sirop d’orgeat.
Nous écoutons ces bruits familiers de la maisonnée. Tout doux, bien tièdes, enveloppants comme de bonnes couvertures campagnardes. C’est bath. Zoé me regarde et soupire :
— Vous avez de la chance.
J’acquiesce.
Puis, après un nouvel effort pour revenir dans les tortueux sillons du labeur :
— Vous connaissez un certain M. Karl ?
Ma compagne secoue spontanément la tête.
— Non.
— Cependant, il habiterait la Résidence Carole…
— Je n’en ai jamais entendu parler.
Un temps. Elle flaire mon vague scepticisme et ajoute :
— Vous ne me croyez pas, et pourtant c’est la vérité. Dire que je passe pour une aventurière à vos yeux et qu’il n’existe rien de plus paisible que moi, de plus épris d’honnêteté et autres vertus… Vous ne croyez pas qu’il devrait exister certains accents pour dire le vrai, des accents qui seraient inimitables ?
— Ce serait trop beau et cela simplifierait trop la vie, ma petite Zoé.
Un grattement à la porte. Je sais déjà qu’il s’agit de Félicie. J’ai reconnu sa manière de s’annoncer de personne redoutant toujours d’être importune.
— Entre, m’man.
Elle se montre, furtive, confuse. Elle a un regard pour les poignets libérés de Zoé, me remercie du regard. J’ai bien vu ses yeux s’embuer tout à l’heure à la vue des chaînes.
— Simplement, j’aimerais savoir… Vous déjeunez ici, n’est-ce pas ? demande-t-elle. J’ai de la blanquette, précisément, car un pressentiment me disait qu’il y aurait du monde…
Je la prends dans mes bras et je serre fort, fort…
Quel étrange bonheur m’habite donc, ce matin ? En une heure, j’ai l’impression que ma vie a changé. Tout est velours, tout est tiédeur, tout est bleu céleste autour de moi.
— Elle est très jolie, me souffle ma brave femme de mère à l’oreille. Tu sais, Antoine, cette jeune fille n’a certainement rien fait de mal.
Puis, tout haut, d’un ton faussement enjoué :
— Alors, ma blanquette ?
— D’accord, ma poule. Et tu diras à Régina de monter une bonne bouteille de la cave. Du beaujolais, c’est le vin de l’intimité. Mais cette conne ne sait pas lire le français. Et ça, beaujolais, pour être un mot français, c’est un mot vachement français. Alors j’irai moi-même, juste avant le repas. Toujours le boire à la température de la cave… Déjà qu’on l’a fait grimper jusqu’à Paname, le pauvre biquet…
Ma mère se retire, radieuse.
Sana pousse un grand soupir d’aise. Je vais te dire, l’existence, faut se la compliquer le moins possible. L’enfourcher, pédaler à son rythme. Voir venir…
Mes yeux tombent sur le combiné téléphonique que j’ai omis de raccrocher.
Machinalement, je le porte à mon oreille.
Et je capte la voix monotone de Pinuche qui continue dans ses extases :
— … ce saint rôle qu’il m’a été donné de tenir, marquera ma vie à jamais. J’ai désormais, et pour toute éternité, les stigmates du juste, comprends-tu, mon cher petit ? Le signe ! Voilà le mot que je cherche depuis un instant : le signe.
— Bon, coupé-je. Eh bien, maintenant que tu es signé, il ne reste plus qu’à te mettre à l’encaissement.
Et je raccroche au tympan du pape de rechange.
Attends… Alors, oui, Zoé, elle et moi. M’man… La blanquette, la félicité à l’ombre de Félicie. Je voudrais te faire piger. Impossible : ça ne passerait pas. Comment t’expliquer ce que je ressens quand je contemple Zoé avec les yeux encore pleins du poivre moulu qu’elle m’y a balancé ? C’est bien une arme de vierge, ça : le poivre. Un truc à défendre sa vertu, non ?