J’accueille la chute avec les gloussements qui conviennent. Mais je remballe ma rifouille vu que nous sommes parvenus à destination.
Je ralentis.
— Ouvre grands tes châsses, Magnin, te voilà à pied d’œuvre. Mon rancart doit s’opérer dans ce chantier : sous la loupiote rouge près de la cabane à outils. Chope ton matériel et grimpe sur la plate-forme supérieure de la grue qui se dresse au mitan du chantier. Tiens-toi prêt à toute éventualité. S’ils me font un coup d’arnaque, plombe-les. De même si je crie « Vas-y », arrose-leur les pattes. Dis-toi que je cours un grand danger et qu’il n’y a que toi pour me couvrir. Au cas où ils me descendraient, préviens les voitures par walkie-talkie. Elles sont embusquées depuis deux heures déjà aux angles du quartier. Compris ?
— Ça joue, patron.
Il prend son fusil à lunette, sa lampe frontale à infrarouges, son walkie-talkie… Puis sa haute stature se fond dans l’obscurité du chantier.
Je mate ma tocante.
10 h 30. J’ai une bonne demi-heure devant moi, à tuer.
Tout naturellement je me propage vers un troquet. Dans ce coin de banlieue, ils ferment tôt. Je rôdaille un peu le long de façades lépreuses et finis par retapisser une lumière. Celle d’un bar minable où deux jeunes gens à longs crins, longs favoris et pantalons à pattes d’éléphant malmènent un appareil électrique pour tenter de diriger des billes d’acier dans des méandres compliqués. Des loupiotes multicolores s’allument, ponctuées de fracas métalliques. Le taulier est un vieux bonhomme impassible et pas rasé.
— Ce sera ?
J’hésite. Pas soif… Au hasard, et aussi parce que c’est un troquet à ça, je lâche.
— Un rhum-limonade.
— Ballon ?
Tout un rituel, un vocabulaire, un monde. Le bistrot, c’est une manière de se sentir chez soi à travers le monde, parmi les anonymes…
— Oui : ballon. Vous avez le téléphone ?
Il me montre l’appareil sur le comptoir, caché par des verres et des bouteilles poisseuses.
— Servez-vous.
Je cramponne le combiné. Il colle. Il est cassé et ravaudé avec un scotch pisseux. Le disque mécanique béquille en se remettant en place lorsqu’on l’actionne. J’avise un gros chat gris, castré, en train de roupiller de l’autre côté du rade, sur un coussin innommable. Tout ici est d’une mélancolie un peu sordide. Cela fait songer à la mort et au chagrin. A la misère que nous traînons, comme les anciens haleurs de chalands, le long des berges géométriques…
Je compose mon numéro. Deux dring-dring et ma Félicie me répond.
— Ah, mon chéri, il me semblait que ça allait être toi. Tout va bien ?
— Très bien, m’man. Et… à la maison ?
— Aussi. « Elle » vient de monter se coucher. Nous avons longuement bavardé, c’est une fille très bien, tu sais. Qui a eu du mérite de…
Juste ce que je cherchais. Elle l’a bien compris, ma Félicie. Qu’on me parle « d’elle ». Que m’man me parle « d’elle » me rassure… Me donne je ne sais quel feu vert. Ce moment auquel je ne croyais plus serait-il donc arrivé ? Ce quelque chose auquel je ne croyais pas, que je ne m’expliquais pas chez les autres, que j’approchais sans jamais l’atteindre, qui toujours se volatilisait… Dis, réponds à ton vieux Martien qui t’aime bien, malgré ses rebufferies, ce quelque chose, est-ce cela ? Est-ce cette peur capiteuse, cette calme impatience, ce bonheur douloureux ?
— La mort de son frère lui cause un immense chagrin, mais je devine une espèce de délivrance au fond de son cœur. Dont elle n’a pas encore conscience, bien sûr, mais qui…
Et tu parles, Félicie… Ma Félicité. Tu plaides pour qui va venir souffler la lampe, toi ma veilleuse. Tu me racontes en contrepoint ce que je sais déjà. Ce que je sais que tu sais.
— … Ce sera à toi de…
Le coup de téléphone qui sera sans doute le plus important de ma vie, là, dans ce troquet de faubourg, en présence de deux faux voyous qui iront à l’usine demain et d’un bonhomme gâteux, que la vie a oublié derrière son rade en compagnie d’un matou taillé…
Le téléphone débroqué vibre à certaines sifflantes. Mais ce qui en coule reste musical.
— Pourquoi dis-tu : « ce sera à toi de l’aider », m’man ?
Elle a un petit rire qui semble vrai.
— Voyons, mon grand, tu le sais bien…
Un silence.
— Tu es toujours là, Antoine ?
— Oui, ma chérie. Tu sais que la première fois que je l’ai rencontrée, elle m’a flanqué une poignée de poivre dans les yeux ?
— Elle me l’a dit, oui…
Son ton est grave, malgré elle.
— Il vaut mieux que les femmes jettent du poivre dans les yeux des hommes avant de les épouser plutôt qu’après, mon petit.
— Grand Dieu ! Qui te parle d’épouser ?…
— Personne. Et pourtant, Antoine, lorsqu’elle est arrivée avec toi à la maison, malgré qu’elle eût les menottes aux poignets, j’ai su…
— T’as su quoi, m’man ?
— Que… que ce serait elle.
Puis, changeant de ton :
— Tu penses bientôt rentrer ?
— Je ne peux rien te dire, j’ai encore beaucoup à faire…
— Ces vilaines gens dont vous parliez ? Pourquoi n’as-tu pas arrêté leur chef, puisque tu le tenais ?
— Mon instinct de flic, m’man. Il s’agit d’en finir une bonne fois avec cette affaire. Je ne voulais pas risquer de voir le reste de la bande se disperser dans la nature.
— Enfin, tu sais ce que tu as à faire. Sois prudent, surtout. Pense à nous.
La recommandation me remet en mémoire l’histoire de Magnin et je pouffe.
— Pourquoi ris-tu ? s’étonne ma vieille.
— Je t’expliquerai, une anecdote marrante.
— On t’a dressé le lit pliant au salon. Je t’ai mis la lampe d’opaline bleue sur une chaise, à ton chevet ; prends garde de ne pas la renverser en entrant.
Non, m’man, t’inquiète pas.
Bon, et puis voilà.
Je raccroche. Je vide mon verre « ballon » de rhum-limonade. Dans le fond, c’est bon, le rhum-limonade.
Le premier alcool que j’aie ingurgité. C’était y a du temps déjà.
Quand l’oncle Octave m’emmenait à la pêche, dans les aubes cafardeuses, et qu’on attendait le train, moi, pétrifié de torpeur, de sommeil, d’effroi d’être planté là, parmi des types qui crachaient entre des faisceaux de « gaules ». Au buffet, trépidait un Octave tout guilleret, car lui ne dormait jamais.
« Deux rhum-limonade. Si, si, prends-en un autre, Coco (il m’appelait je ne sais pourquoi Coco) ça te réchauffera. » Je buvais. Je changeais de torpeur, passant du sommeil à l’ivresse…
— Un autre, patron ! Mais pas ballon, un grand !
Pas surpris, il verse.
Je bois en dégustant mon enfance. Elle est bien partie, la vache. Et elle s’éloigne progressivement vers des confins bizarres, n’abandonnant qu’un homme sur le sable. Echoué !
Je laisse ma tire à l’entrée du chantier.
Je mate : personne. « Ils » sont en retard. Est-ce de mauvais augure ? Se sont-ils gaffés de quelque chose malgré mes précautions ?
Le San-A. va se poster sous la loupiote pourpre. Au début, on croit sa lueur faiblarde, mais au bout d’un moment, le regard s’adaptant, elle semble inonder. Mon champ de vision se développe plus largement, de minute en minute. J’aperçois les fondations de l’immeuble en construction. Il n’affleure pas encore le sol. Les maisons, mine de rien, c’est fiché profond dans la terre, comme des piquets somme toute.