Donc, Badinguais…
Aimable débris avec la bouille d’un Napoléon III qui aurait vécu aussi vieux que sa bonne femme. Il est le dernier client de Duplessis, nonobstant m’sieur l’Avoine. Le dernier de la liste, toujours est-il. On a fait la tournanche des autres. Partout, nous n’avons rencontré que des absents (aux dires de Bérurier, dont les formules tout comme les asticots font mouche). Ils sont canés, mourants ou en hospice, les miraculés du cardinal. Pas téméraire, il ne s’est lancé que dans le vioquard bien mûr, bien blet, à bout de déclin.
Mais enfin, le dénommé Badinguais existe encore.
De son mieux.
Dans son gourbi, des portraits en couleur de la famille impériale nous regardent entrer avec des mines grises de fantômes dérangés. Y a là : le père Trois, l’Eugénie, et leur petite crêpe de Napoléon Quatre, çui qu’est allé se faire rectifier comme un con par des Canaques qui, au demeurant, ne lui demandaient rien.
— Asseyez-vous, messieurs…
Les chaises Henri II sont d’époque, de celle de leur propriétaire, ce qui est grave pour elles. Béru en taste deux ou trois d’un derrière prudent avant de confier son postérieur à la plus vaillante.
— Ainsi donc, vous venez au sujet de ce brave Duplessis ? demande le vénérable bonhomme d’une voix pareille à de la purée qu’on laisserait tomber de haut.
Je remarque qu’il a de l’anomalie dans le râtelier : ses molaires se trouvent placées sur le devant, à la place des incisives. Probable que son dentiste doit avoir son âge ou bien qu’il a voulu réparer soi-même son usine à croque un jour qu’il avait fait choir en criant « Vive Pétain ».
— En effet, dis-je. Nous sommes journalistes et nous faisons une grande enquête sur ces gens que Dieu a dotés du don de guérir.
— Quelle merveilleuse idée ! illumine Badinguais. Vous écrivez pour quel journal ?
— France-Figaro Libéré-Soir.
— Je connais.
C’est un net avantage qu’il a sur moi. J’enchaîne en essayant de détacher mon regard de Mme de Montijo qui, sur ce portrait, est moche comme un derrière gratté à deux mains :
— Nous recueillons avant toute chose des témoignages sur les malades soignés par le cardinal, comprenez-vous ? Et vous fûtes l’un d’eux, n’est-ce pas ?
Il mouillerait s’il le pouvait, le fossile. Mais ses glandes n’ont pas de sécrétion pour lui.
— Vous voulez dire qu’il m’a sauvé.
Et il nous raconte sa chmoltzie-purulente-en-plaques que rien n’avait pu guérir. Pourtant il avait tout essayé, le père Badinguais : la pierre écarlate de l’Inde, le bois sacré de Sumatra, l’imposition du fakir Gîskâr, Lourdes, l’eau éblouissante de Mme Anita, et même il avait consulté un médecin du quartier. Le salut devait lui venir par Duplessis. Un saint, cet homme.
On bavasse. Je l’interroge sur le traitement. Sur la participation de la grande Fernande. Sur l’argent qu’il a dû débourser. Il répond aux questions spontanément.
De la conversation, il ressort que les activités de Duplessis restaient très artisanales. Elles n’étaient pas licites, sans doute, mais n’avaient en tout cas rien de bien méchant. Dans la mesure où elles apportaient une diversion à la grisaille de ces vieilles existences, dans la mesure où elles y déversaient l’espoir et une certaine forme de bonheur, elles étaient plutôt positives, tu trouves pas ? Il épongeait raisonnablement ses vieillards, Tonin. Ne leur becquetait pas le smic sur le dos. D’ailleurs il marnait dans le petit rentier plutôt aisé. Il savait le retapisser, comme le chasseur différencie un canard sauvage d’un corbeau domestique. Ils étaient ravis de s’offrir des séances délicates, les gentils recroquevillés. Et puis, quoi, le pognon doit circuler. T’as déjà vu un corbillard transporter un coffre-fort, toi ?
Tout en causant, je m’interroge moi-même. J’ai ce don du dédoublement de la pensée. Je parle à un croquant, mais tout en drivant la converse, je continue mon petit ménage mental. Et je me dis tu sais quoi ? Que plus l’activité marginale du « pays » au Gros se dévoile sans conséquence, plus je suis persuadé qu’on l’a bien buté délibérément et que ce qu’il nous a révélé au troquet du père Berthier à propos du pape en danger EST EXACT !
T’as bien lu ?
V’là soudain que, tel Euclide, je suis dans mon élément[8]. Mon scepticisme du départ fait place à une angoissante certitude. (Ce que je m’exprime bien. Un jour, je devrais essayer d’écrire.)
Pourquoi cette volte-face ? T’y piges quelque chose, toi, avec ta cervelle farineuse ? On dirait que mon odorat de flic se remet à fonctionner. Et ça m’a pris soudainement, en pénétrant dans le logement du papa Badingoche. Tiens, quand l’impérateuse Eugénie m’a filé cette vilaine œillade, vzoum, le courant s’est mis à passer. C’est pas commun, non ? Un prodige, dans son genre, tu crois pas ? P’t’être que je prends du don, à fouinasser dans cette histoire. Un de ces quatre je te vas soigner les écrouelles, moi aussi. La pogne sur ton ulcère et je t’évite la laparotomie ! Bravo, San-Antonio ! Une main de masseur et le culot d’un zouave. Je peux espérer des surlendemains qui vocalisent. Tu radines avec ta chaude lance, je te flatte Coquette et te voilà paré pour une lune de miel aussi pure que le Sirop des Vosges. J’ai des rayons « X » dans l’épiderme. J’ sus le mec plus ultra (violet).
Comme tous les croûtons qu’on écoute, le vieillard parle. Nous constituons son aubaine du mois.
Bérurier bâille comme s’il lisait du Corneille.
— Et à part ça, coupe-t-il brusquement, y a longtemps que vous n’ l’avez point vu, Duplessis ?
Ecoute, tu vas pas dire qu’il est pas inspiré, lui aussi dans son genre ? Pourquoi cette phrase banale lui vient-elle en bouche tout de go ? Je veux bien qu’elle soit normale et s’inscrive dans le contexte de notre conversation, comme dirait un causeur U.N.R. Mais Pépère l’a balancée comme on tire un penalty : en force, dans la lucarne. Le prolongé se tait, nous regarde, puis clapouille :
— Bé… hier…
Dis, l’abcès, qu’est-ce que j’étais en train de te bonnir à propos de mon instinct survolté ?
Il est pas doué, le San-A. pour l’extra-lucidisme ? C’est pas de l’onde courte à l’état pur, ça ?
De la télépathie (sans laisser d’adresse) ?
— Quoi, hier ! blokpounte le Gravissimo.
Tu juges de sa stupeur, hein, Quart de Brie ?
Et de la mienne !
Il l’a vu hier ! Or, hier, Duplessis est mort.
— Quand diantre l’avez-vous rencontré et où ? Hein ? Où ? HOU ?
Ce que tu lis ci-dessus, c’est ton pote Sana qui l’hurle. Et le distingué Alexandre-Benoît Bérurier, le surhum de la Jamaïque, celui qui remplace le bird (comme disent les oiseleurs britanniques) de reprendre en canon : « Quand et où ? Quand et où ? » si fort, si vite qu’on croirait un employé des chemins de fer chinois annonçant une station : « Kantéhou ! Kantéhou (tout le monde descend).
Chose pratiquement bizarre, le gentil vieillard se trouble. Il bredouille. Son râtelier patine. Il paraît prendre peur. Il nous regarde idémement que nous serions deux messieurs de la Gestapo dans une synagogue.
J’espère que son palpitant ne marche pas avec des béquilles, sinon, la frousse qui paraît envahir ce pauvre monsieur risquerait de lui être fatale.
Elle me surprend, cette frousse.
— Qu’avez-vous, monsieur Badinguais ?
— Je… Dites-moi, vous êtes bien des journalistes, au moins ? Vous devez avoir une carte professionnelle, non ? Je veux la voir… Montrez-moi votre carte ! Montrez-la-moi… Sinon j’appelle. Et si je crie, ma voisine, Mme Verduraz, accourra. Elle est prévenue… Elle alertera le concierge, police-secours, les pompiers…