Installés à une petite table, non loin de l’énorme cheminée où une servante, portant le gracieux hennin de dentelle des femmes de Pléneuf, faisait sauter des crêpes au moyen d’une poêle à long manche, la princesse Sant’Anna et son cocher se régalèrent sans remords d’huîtres de Cancale, de gros crabes « dormeurs » servis avec du beurre salé et d’une vaste cotriade aux herbes qui embaumait. Les traditionnelles crêpes dorées et du cidre mousseux complétèrent ce repas.
Marianne et Gracchus en étaient à déguster un odorant café tandis qu’un peu partout, autour d’eux, s’allumaient les pipes bourrées de fin tabac de Porto Rico, quand la porte basse s’ouvrit sous la main vigoureuse de Surcouf. Un tonnerre d’acclamations joyeuses salua son entrée, mais Marianne n’y prit pas garde. Toute son attention était retenue par l’homme qui venait derrière le corsaire. Le caban, au col relevé, qui l’empaquetait cachait en partie son visage, mais ce visage, elle le connaissait trop pour ne pas en deviner le propriétaire, même s’il avait porté fausse barbe et chapeau à large bord, ce qui n’était pas le cas. L’homme « qu’il nous faut », c’était Jean Ledru !
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LA NEUVIEME ETOILE...
Dans la petite maison de Recouvrance, qui avait été celle de Nicolas Mallerousse, Marianne avait commencé son attente. Elle espérait deux choses : la chaîne des forçats, d’abord, dont le voyage de plus de vingt jours devait tirer à sa fin, ensuite le Saint-Guénolé, le chasse-marée de Jean Ledru qui, en longeant la côte, devait, depuis Saint-Malo, gagner d’abord le petit port du Conquet, où il stationnerait, puis la rade de Brest.
Malgré le mauvais temps, le jeune marin avait pris la mer avec un équipage de-dix hommes solides, le matin même où, devant l’auberge de la « Duchesse-Anne », Surcouf avait mis Marianne en voiture avec de vigoureux souhaits de bon voyage.
Mais la veille, en le voyant resurgir dans sa vie, Marianne avait mis un moment à décider si elle était contente ou pas de remettre le sort de Jason entre les mains du garçon auquel elle devait sa première et désagréable expérience amoureuse, plus quelques ennuis d’autre sorte. Alors, devant la mine anxieuse de Marianne, Surcouf s’était mis à rire tout en poussant Ledru vers la jeune femme.
— Il est revenu chez moi en mars dernier avec une lettre personnelle de l’Empereur qui me demandait de le reprendre... à votre requête. Alors, on s’est raccommodés, nous deux, et, depuis, on n’a jamais cessé de vous en être reconnaissants. La guerre d’Espagne, malgré la belle conduite qu’il y a eue, n’était pas pour Jean parce que sur terre il n’est pas chez lui. Et moi, j’ai été content de retrouver un bon marin !
Un peu gênée à cause du caractère volcanique dont leurs relations passées avaient toujours été marquées, Marianne avait tendu la main à son ancien compagnon d’infortune.
— Bonjour, Jean, cela me fait plaisir de vous revoir.
Il avait pris la main offerte sans sourire. Ses yeux clairs, qui avaient l’air de deux fleurs de myosotis sous leurs paupières aux cils décolorés par la mer, demeuraient méditatifs dans ce visage resté familier avec sa peau tannée et sa courte barbe blonde et Marianne, un instant, s’était demandé comment il allait réagir. Lui en voulait-il toujours ? Et puis, d’un coup, le visage immobile s’était mis à vivre tandis qu’entre barbe et moustache éclatait un sourire franc.
— A moi aussi ça fait plaisir, dame oui ! Et plus encore si je peux vous rendre ce que vous avez fait pour moi.
Allons ! Tout irait bien ! Elle avait voulu, alors, le mettre en garde contre le danger grave qu’il allait courir en tentant de s’opposer ainsi à la justice impériale, mais, comme Surcouf, il n’avait rien voulu entendre.
— L’homme qu’il faut sauver est un marin et M. Surcouf dit qu’il est innocent. Je n’en demande pas plus, ça me suffit et la question est réglée. Reste à savoir, maintenant, comment nous allons nous y prendre...
Durant deux longues heures, les trois hommes et la jeune femme, accoudés à une table autour d’un pot de café et d’une pile de crêpes, établirent les grandes lignes de leur plan, qui comportait une large part d’audace. Mais si l’inquiétude et le doute apparaissaient de temps à autre dans les yeux verts de Marianne, dans les yeux également bleus des deux Bretons et du Parisien dansaient seulement les flammes de l’enthousiasme et l’excitation de l’aventure, si brillantes que la jeune femme avait bientôt cessé toute objection. Elle s’était contentée d’en présenter une, ultime, quand il avait été question du chasse-marée Saint-Guénolé.
— Ces chasse-marée sont de petits bateaux, il me semble, trop petits pour gagner l’Amérique. Ne croyez-vous pas qu’un navire plus grand...
Elle avait alors rappelé, offre que Surcouf avait déjà repoussée avec un superbe dédain, sa proposition d’acheter un bateau. Mais, une fois encore, le roi des corsaires lui avait gentiment fait comprendre qu’elle n’y entendait rien.
— Pour passer inaperçus et pour faire quitter Brest rapidement à quelqu’un de particulièrement pressé, ce type de navire, qui navigue très près du vent et tient bien la mer, sera l’idéal, surtout dans les parages difficiles du Fromveur et de l’Iroise. La suite me regarde ! Soyez tranquille, il y aura un bateau en temps voulu pour l’Amérique.
Il avait bien fallu que Marianne se contentât de cette affirmation et l’on s’était séparés pour prendre un peu de repos. Tout le temps qu’avait duré cette longue conversation, Marianne avait observé Jean Ledru, cherchant à deviner sur ses traits peu mobiles s’il était enfin guéri de l’amour, destructeur et néfaste pour tous deux, qu’il lui avait porté. Elle n’avait rien pu lire mais, au moment de se séparer, c’était lui-même qui, avec un sourire moqueur, l’avait renseignée. En se levant pour rendosser son caban, il avait déclaré, s’adressant apparemment à Surcouf, mais, en réalité, à la jeune femme :
— Vous rentrerez bien tout seul, cap’taine ? Si je mets à la voile avec la marée, faut que j’aille dire adieu à Marie-Jeanne ! Dame, j’ignore combien de temps ça va nous prendre, cette affaire, et un marin ne doit jamais partir sans embrasser sa promise.
Le coup d’œil qui avait accompagné la phrase était plein de malice et visait Marianne. Il signifiait, clair comme le jour : « Pas la peine de vous tourmenter ! Nous deux c’est bien fini. Il y a une autre femme dans ma vie... » Elle en éprouva tant de joie que ce fut avec un grand sourire qu’elle serra, bien franchement, la main calleuse du garçon. Et ce fut pleinement rassurée sur la suite de leurs relations qu’elle reprit, avec Gracchus, sous une pluie qui semblait ne vouloir jamais cesser, la route de Brest.
Depuis qu’elle était arrivée dans le grand port de guerre, elle s’était efforcée de passer aussi inaperçue que possible. Gracchus avait dirigé sa voiture directement vers la maison de poste des Sept-Saints et l’y avait laissée. C’était une voiture de louage qui retournerait vers Paris avec un prochain voyageur. Puis, les bagages chargés sur une brouette, lui et Marianne, vêtus modestement, étaient descendus jusqu’à la grève, devant le château, pour y prendre le bac de Recouvrance. Le chemin, que Marianne connaissait depuis son séjour chez Nicolas, était ainsi beaucoup plus court que par le pont qui les eût obligés à longer la Penfeld jusqu’à l’Arsenal, en passant non loin des grands murs tristes du bagne et des ateliers de corderie.