Tandis que Marianne, soucieuse, le regardait en silence, Mme Le Guilvinec se précipitait pour mettre la table, mais Gracchus, au passage, l’arrêta.
— Laissez, madame. Je ferai ça moi-même.
Peu bavards, les Bretons sont rarement indiscrets. La veuve de Pont-Croix comprit que ses voisins avaient besoin d’être seuls et elle se hâta de leur souhaiter la bonne nuit en prenant pour prétexte qu’elle voulait aller entendre le salut à la chapelle proche. Saisissant son chat par la peau du cou, elle disparut dans la nuit. Déjà, Marianne était à genoux auprès de Jolival qui avait laissé tomber sa tête dans ses mains avec lassitude.
— Arcadius ! Qu’y a-t-il ? Vous êtes malade ?...
Il releva la tête et lui adressa, pour la rassurer, un pâle sourire qui ne fit qu’aggraver ses craintes.
— Il est arrivé quelque chose à Jason ? demanda-t-elle soudainement ravagée d’angoisse, ils me l’ont...
— Non, non... Il est vivant ! Mais il est blessé, Marianne, et assez sérieusement !
— Blessé ? Mais comment ? Pourquoi ?
Arcadius, alors, raconta ce qui s’était passé. A la halte de Pontorson, l’un des compagnons de chaîne de Jason, un jeune garçon de dix-huit ans qui avait pris la fièvre, réclamait de l’eau pour étancher la soif qui le brûlait. L’un des argousins, pour s’amuser, lui avait déversé un pot d’eau sur la tête avant de lui allonger des coups de pied dans les côtes. Ce spectacle avait mis Jason en fureur. Il s’était élancé sur l’homme et l’avait jeté à terre à coups de poing. Puis, le maintenant au sol sous son genou, il avait entrepris de l’étrangler mais les camarades de l’argousin étaient accourus à la rescousse. Les fouets étaient entrés en danse et l’un des gendarmes avait tiré son sabre.
— Il a été blessé à la poitrine, ajouta Jolival. Ces brutes l’auraient tué si, à la voix d’un des condamnés, un certain Vidocq, les autres forçats n’avaient fait masse autour de lui et ne l’avaient protégé. Mais le reste du voyage a été un véritable enfer...
— Est-ce... qu’on ne l’a pas soigné ?
Jolival fit signe que non, puis il ajouta :
— Aux haltes seulement, ses compagnons faisaient de leur mieux mais, pour les punir, on les a obligés à faire deux étapes... à pied. J’ai cru qu’il n’arriverait pas vivant.
— C’est horrible ! balbutia Marianne d’une voix blanche.
Assise sur ses talons, tout le corps affaissé, elle regardait sans le voir le décor familier. Ce qu’elle voyait, c’était une route battue par la pluie et le vent où un homme blessé et chargé de chaînes se traînait, soutenu par un ou deux autres fantômes humains aussi épuisés que lui-même. Elle ajouta :
— Il n’y résistera pas ! Ils vont le tuer ! Y a-t-il seulement un hôpital pour ces malheureux ?
Ce fut Gracchus qui répondit :
— Il y en a un au bagne. Mais je croyais que la chaîne, avant d’arriver, subissait une visite médicale au lazaret de Pont-à-Lézen, tout près d’ici ?
— Ses gardiens n’ont pas voulu l’y laisser. On s’évade assez facilement du lazaret. Et l’homme qu’il a attaqué s’est opposé à ce qu’il reste là-bas. Il dit qu’on le soignera suffisamment au bagne pour qu’il puisse supporter la punition qu’il réclamera contre lui... Cet homme n’est qu’une brute haineuse. Il ne sera satisfait que lorsqu’il aura obtenu gain de cause.
— La punition ? Quelle punition ?
— La bastonnade et le cachot où Jason peut être condamné à demeurer plusieurs mois si le bâton ne l’assomme pas ! Et l’on ne s’évade pas d’un cachot.
L’épouvante avait remplacé chez Marianne l’attente qui avait été relativement paisible grâce aux espoirs solides qu’elle avait emportés de Saint-Malo. Mais elle comprenait maintenant que Jason était prisonnier d’une machine effrayante et inexorable, à laquelle il serait difficile de l’arracher, et qui menaçait de le broyer. Son état actuel interdisait toute tentative d’évasion et il ne guérirait, s’il guérissait, que pour tomber dans un état pire encore.
Tandis qu’elle rêvait ainsi lugubrement, Gracchus, avec un juron, rendossait le caban de marin qu’il avait acheté pour se confondre mieux avec la population du grand port, enfonçait jusqu’aux oreilles son bonnet de laine brune. D’un pas rapide, il se dirigea vers la porte.
Marianne d’un mot l’arrêta :
— Où vas-tu à cette heure ?
— A Keravel. Il y a, près des portes du bagne, un cabaret où vont boire les gardes-chiourme. J’y vais souvent et je m’y suis fait une connaissance, un certain sergent La Violette qui n’aime rien tant que la bouteille. Avec un boujaron de rhum, j’en tire les renseignements que je veux... et je veux savoir ce qu’il est advenu de M. Jason.
A ces paroles, un éclair s’alluma dans le regard découragé de Jolival.
— Voilà une connaissance utile. Tu as bien travaillé, mon gars ! Va seul pour ce soir, mais demain j’irai t’aider à abreuver ce militaire.
Lorsque le jeune garçon revint, deux heures plus tard, Marianne et Jolival étaient toujours dans la salle commune. Lui fumait en silence auprès du feu et elle, incapable de tenir en place, achevait de ranger la vaisselle pour tromper son énervement. Les nouvelles que le sergent La Violette avait extraites de son gobelet de rhum confirmaient en tous points celles de Jolival, mais avec quelque amélioration : l’un des condamnés, blessé, avait été hospitalisé immédiatement. Par chance pour lui, le jeune chirurgien affecté à la surveillance médicale du bagne se trouvait encore là au moment de l’arrivée de la chaîne. Un récidiviste de l’évasion, que l’on ramenait au bagne et qui le connaissait, l’avait alerté et il avait tout de suite examiné le prisonnier blessé.
« François Vidocq, songea Marianne. Encore lui ! »
Mais c’était avec gratitude maintenant qu’elle évoquait la nonchalante silhouette du curieux prisonnier qui l’avait tellement exaspérée à la Force. Pour un peu, elle l’eût hébergé dans ses prières puisque Jason lui devait d’être encore en vie à l’heure présente. Mais pour combien de temps ? La haine de cet homme qu’il avait frappé devait l’envelopper d’une garde vigilante et, durant les jours à venir, elle allait entretenir dans l’âme de la jeune femme une crainte imprécise mais perpétuelle.
Ces jours-là, un observateur extérieur les eût trouvés calmes et semblables les uns aux autres jusqu’à la monotonie rythmée par les cloches des églises et le canon du château. Les occupants de la petite maison vivaient en gens rangés, chacun vaquant à de menues occupations ménagères coupées de promenades où l’on voyait l’oncle et la nièce marcher gravement, bras dessus, bras dessous, dans les rues de la ville ou sur l’esplanade du château, visitant le port et les vieux quartiers. Le jeune valet, en dehors de son service, musait longuement, le nez en l’air, comme il convenait à un garçon de son âge. Il restait des heures sur les quais de la Penfeld, regardant les forçats charger les boulets et les grenades à bord des vaisseaux de guerre, ou bien enrouler les cordages neufs qui sortaient des mains de leurs camarades, travailler aux navires que l’on radoubait ou empiler, près du chantier maritime, les énormes pièces de bois fraîchement taillées qui apportaient l’odeur de leurs forêts natales. Mais toutes ces promenades apparemment innocentes avaient un double but ; apprendre le plus de nouvelles possible et surtout guetter l’arrivée du Saint-Guénolé.
Le chasse-marée avait un retard inexplicable. D’après les calculs de Jolival, il aurait dû faire son apparition depuis au moins une semaine et ce délai qu’elle supportait mal inquiétait Marianne. La mer avait été si dure, ces temps derniers ! Qui pouvait dire si le petit navire avait pu franchir sans encombre la passe du Fromveur que l’on disait si dangereuse, doubler le promontoire de Saint-Mathieu et atteindre le petit port du Conquet sans que la tempête l’eût drossé sur les rochers ? Les pêcheurs eux-mêmes ne sortaient guère et l’on disait, sur les quais et dans les cabarets, que, depuis quinze jours, aucune nouvelle n’était arrivée des îles. La mer sauvage, comme elle le faisait souvent l’hiver, avait coupé Molène et Ouessant du continent...