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Pourtant, quand la porte et les volets de la maison étaient bien clos, ses occupants se livraient à des tâches moins innocentes. Jolival avait passé des heures à découper soigneusement de gros sous de bronze, larges et épais à souhait, et à les reconstituer après avoir caché à l’intérieur des pièces d’or, la possession d’une certaine somme étant pour le bagnard une arme indispensable. Il avait aussi reproduit, en acier tranchant, la plaque-matricule en laiton que chaque forçat portait à son bonnet, après avoir appris, du sergent La Violette, le numéro sous lequel était enregistré Jason. Cette plaque, grâce à des dents de scie minuscules, était désormais capable de scier les fers. Quant à Marianne, elle avait appris à cuire le pain et deux grosses miches étaient déjà parties pour le bagne, toujours grâce à La Violette. Dans chacune d’elles, une pièce de vêtement civil était dissimulée...

Le soir venu, Jolival et Gracchus se glissaient hors de la maison et gagnaient le cabaret de la « Fille de la Jamaïque » à Keravel où ils étaient désormais considérés comme des habitués. Les nouvelles qu’ils rapportaient étaient d’ailleurs encourageantes : le blessé se rétablissait lentement mais sûrement. Sa jeunesse et sa vigoureuse constitution prenaient le dessus. Le danger d’infection était écarté. De plus, selon Arcadius comme d’ailleurs selon le chirurgien du bagne, la proximité de la mer était excellente pour la guérison des blessures. Mais Marianne n’imaginait tout de même pas sans frissonner le mince lit de varech sur lequel reposait, toujours enchaîné, car les forçats ne quittaient jamais leurs entraves, l’homme qu’elle aimait.

Le jour de Noël approchait, il tombait cette année-là un mardi. Aussi, le vendredi précédent, qui, comme tous les vendredis, était jour de marché à Brest, Marianne accompagna-t-elle Mme Le Guilvinec rue de Siam pour y faire les emplettes nécessaires à la préparation de ce grand jour de fête, le plus cher peut-être au cœur des Bretons. Il eût paru suspect que la nouvelle habitante de Recouvrance agît autrement que ses voisins.

Il faisait un temps doux mais brumeux. Le brouillard jaune enveloppait toutes choses et l’animation toujours très vive, rue de Siam, les jours de marché, en recevait une impression d’étrangeté. Les costumes rayés des marins en chapeaux de cuir verni et les riches costumes des paysannes si vivement colorés et si différents suivant leur village d’origine y devenaient comme irréels. Les filles du Léon, coiffées de hennins et enveloppées jusqu’aux talons de longs châles à franges, y prenaient une allure de magiciennes de légende et celles de Plouaré, couvertes de broderies rouge et or, paraissaient autant de vierges d’église descendues de leurs niches. Il n’était jusqu’aux plus vieilles, dans leurs atours sombres, qui n’en fussent idéalisées comme des formes surnaturelles venues du fond des âges. Les hommes, en gilet brodé, larges braies plissées et chapeaux ronds, étaient aussi joyeusement colorés.

Tandis que, sur les pas de Mme Le Guilvinec, Marianne errait d’un étal d’huîtres à un monticule de choux, elle vit venir au-devant d’elle un tombereau chargé de détritus. Quatre forçats, dont un coiffé du bonnet vert des irréductibles, le poussaient ou le tiraient sous l’œil amorphe d’un garde-chiourme qui les suivait nonchalamment en habitué, le nez en l’air et les mains au dos, sans souci de son sabre qui lui battait les mollets. Personne ne faisait attention au groupe. Pour les gens de Brest, des forçats au travail, c’était le pain quotidien. Certains même leur montraient quelque cordialité, comme à de vieilles connaissances.

C’était apparemment le cas de l’homme au bonnet vert, car, au passage, un shipchandler qui fumait sa longue pipe en terre, au seuil de sa boutique, lui adressa un signe amical. Le bagnard répondit d’un geste de la main et Marianne, tout à coup, reconnut Vidocq. Il était maintenant tout proche. Attirée comme un aimant, elle ne put résister au désir de capter son attention. Mme Le Guilvinec venait de s’arrêter sous le parapluie d’un maraîcher pour causer avec une vieille coiffée d’un menhir, semblable au sien, et ne s’occupait pas de sa compagne. Marianne leva la main.

Le regard vif du forçat accrocha le sien aussitôt. Il eut un demi-sourire, montrant qu’il l’avait reconnue et, d’un signe de tête, il lui désigna le coin de la prochaine rue où un tas d’immondices attendait qu’on l’enlevât. Puis tournant la tête vers le comité qui bâillait derrière le tombereau, il fit avec un caillou le geste de faire sauter une pièce clans sa main. Marianne comprit qu’il lui donnait rendez-vous auprès du tas d’ordures et que, moyennant une obole, elle pourrait échanger quelques mots avec lui.

Vivement, elle se glissa entre deux groupes sans être vue de sa compagne, courut vers le coin de la ruelle et attendit que le tombereau arrivât à sa hauteur. Alors, tirant une pièce d’argent de sa bourse, elle la mit dans la main du gardien en murmurant qu’elle voulait dire un mot à l’homme au bonnet vert.

L’homme haussa les épaules et eut un petit rire égrillard.

— Sacré Vidocq ! Il les aura donc toutes, alors ! Allez-y la belle, mais faites vite, vous avez une minute... pas plus !

L’entrée de la ruelle était sombre. Ce n’était qu’un étroit boyau que le brouillard emplissait de nuages. Marianne y entra tandis que le forçat, avec un sinistre bruit de chaîne, s’adossait à la muraille d’ardoises, à demi caché par un petit calvaire de bois qui ornait l’angle de la maison. Haletante, comme si elle avait longtemps couru, Marianne demanda :

— Avez-vous des nouvelles ?

— Oui. Je l’ai vu ce matin. Il va mieux, niais il n’est pas encore guéri.

— Combien de temps encore ?

— Au moins une semaine, dix jours peut-être.

— El après ?

— Après ?

— Oui... On m’a dit qu’il devait... subir un châtiment.

Le forçat haussa les épaules d’un geste lourd de fatalisme.

— Il aura sûrement droit à la bastonnade ! Tout dépend de l’homme qui la lui appliquera... S’il va doucement, il peut la supporter.

— Mais moi, je ne peux même pas en supporter l’idée ! Il faut qu’il s’évade... avant ça ! Sinon, ensuite, il sera estropié, peut-être, ou peut-être pire !

Preste comme un serpent, la main du bagnard quitta la poche de sa veste de toile rouge et vint s’abattre sur le bras de la jeune femme.

— Plus bas, donc ! gronda-t-il. Vous parlez de ça comme s’il s’agissait d’aller à la messe ! On y pense, soyez tranquille ! Avez-vous un bateau ?

— J’en aurai un... enfin, je crois ! Il n’est pas encore arrivé et...

Vidocq fronça les sourcils.

— Sans bateau ce n’est pas possible. A peine l’alerte est-elle donnée au bagne que tous les gens d’alentour se lancent à la curée. Faire reprendre un « fagot en cavale » ça rapporte cent francs... et il y a, près du bagne, un campement de bohémiens qui ne sont là que pour ça ! Des vrais molosses ! Dès que le canon donne l’alerte, ils prennent des faux et des fourches et courent à la chasse.

Le tombereau avait fini de charger son tas de détritus que les forçats avaient dû tasser tant bien que mal et le comité passait la tête derrière la croix.