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— C’est fini, Vidocq ! On y va...

L’homme obéit, quitta sa pose de repos et gagna le coin de la rue.

— Quand votre bateau arrivera, faites-le dire à Kermeur, le cabaretier de la « Fille de la Jamaïque ». Mais tâchez que ce soit dans dix jours au plus tard-une semaine au plus tôt !...Kenavo[4].

Sans plus s’occuper de Mme Le Guilvinec, qui d’ailleurs avait disparu et devait la chercher quelque part dans le marché, Marianne redescendit vers l’esplanade du château. Elle voulait rentrer tout de suite à Recouvrance pour raconter à Jolival ce qui venait de se passer. Malgré la pente de la rue et les galets ronds qui la pavaient et que l’humidité rendait glissants, elle courait presque paroles de Vidocq tournaient dans sa tête : « Dans dix jours au plus tard, une semaine au plus tôt. » Et Ledru n’était pas là... et il ne viendrait peut-être jamais !... Il fallait, dès maintenant, faire quelque chose, trouver un bateau... Il n’était plus possible d’attendre davantage ! Il avait dû arriver quelque chose au Malouin et d’autres dispositions urgentes s’imposaient...

Heureusement, le vieux Conan, le passeur, était de ce côté-là de la rivière, fumant sa pipe, assis sur un rocher aussi placidement que par le plus beau soleil et crachant dans l’eau de temps en temps. S’il avait été de l’autre côté, Marianne, hors d’elle-même, aurait été capable de se jeter à l’eau pour passer plus vite. Elle sauta dans la barque avant même que le bonhomme n’eût remarqué qu’il avait une cliente.

— Vite ! ordonna-t-elle. Faites-moi passer !

— Bah ! fit le bonhomme en haussant les épaules, vous prendrez bien le temps de mourir ? Ces jeunesses ! Faut toujours que ça coure...

Mais il manœuvra ses avirons plus énergiquement que d’habitude et, quelques instants plus tard, Marianne, lui jetant une pièce au vol, sautait sur les rochers et prenait sa course vers sa maison. Elle s’y engouffra en trombe mais à peu près hors d’haleine. Debout près de la table, Jolival causait avec un pêcheur qui avait posé sur la table un plein panier de maquereaux à reflets bleus. L’odeur du poisson frais emplissait la pièce mêlée à celle du feu de bois.

— Arcadius ! lança Marianne, il faut trouver un bateau tout de suite. J’ai vu...

Elle n’alla pas plus loin. Les deux hommes s’étaient retournés vers elle et elle s’apercevait que le pêcheur n’était autre que Jean Ledru.

— Un bateau ? fit-il de sa voix tranquille. Pour quoi faire ? Le mien ne vous suffit pas ?

Les jambes coupées, elle se laissa tomber sur le banc, dégrafa sa mante qui l’étouffait et rejeta en arrière le bonnet de linon qui couvrait ses cheveux.

— J’ai cru que vous ne viendriez plus, qu’il vous était arrivé quelque chose... je ne sais trop quoi ! soupira-t-elle.

— Non, tout s’est bien passé ! Seulement j’ai dû relâcher quelques jours à Morlaix. L’un de mes hommes... était malade.

Il avait hésité sur l’explication, mais Marianne était trop heureuse de le voir pour s’attacher à une impression aussi mince.

— Peu importe puisque vous voilà, dit-elle. Le bateau est ici ?

— Oui, près de la tour de la Madeleine. Mais je repars dans un moment pour le Conquet.

— Vous repartez ?

Du geste, Jean Ledru désigna le panier de maquereaux.

— Je suis un simple pêcheur qui vient vendre son poisson et je n’ai, apparemment, rien à faire dans le port de Brest en dehors de mon métier. Mais soyez sans crainte, je reviens demain. Tout est-il prêt, ainsi que nous l’avions décidé à Saint-Malo ?

En quelques mots, Arcadius d’abord, Marianne ensuite le mirent au courant de tout ce qui s’était passé et qu’il ignorait encore : la blessure de Jason, l’impossibilité où il était de fournir, avant une semaine, l’effort nécessaire à sa libération et aussi la menace qui pesait sur lui dès qu’il serait à peu près guéri et qui laissait une si étroite marge de temps pour le tirer du bagne. Jean Ledru écouta tout cela sourcils froncés, mâchonnant avec une irritation croissante les pointes de sa moustache. Quand Marianne eut fini de relater sa récente conversation avec Vidocq, il frappa la table du poing, si violemment que les poissons sautèrent hors de leur prison d’algues et de joncs.

— Vous n’oubliez qu’une chose, qui cependant a son importance : la mer. On n’en fait pas ce que l’on veut et, dans une semaine, le temps sera si mauvais que l’Iroise deviendra impraticable. Il faut qu’avant cinq jours le prisonnier soit à bord du navire qui viendra le prendre au Conquet.

— Un navire ? Quel navire ?

— Que vous importe ? Celui qui doit lui faire passer l’océan, bien sûr ! Il sera à Ouessant dans trois jours et il n’est pas question qu’il s’y maintienne longtemps sans que les gardes-côtes le repèrent. Nous partirons la nuit de Noël.

Marianne et Jolival se regardèrent, interdits. Ledru devenait-il fou ou bien n’avait-il rien compris à ce qu’on lui avait dit ? Ce fut la jeune femme qui se chargea, doucement, de répéter :

— Jean, nous vous avons dit qu’avant une semaine au moins Jason n’aurait pas la force nécessaire à grimper le long d’une corde ou à escalader un mur ou à faire aucun des gestes violents que nécessite une évasion.

— Il a au moins la force de scier la chaîne qui l’attache à son lit, j’imagine ? Surtout si, comme vous me l’avez dit, vous lui avez fait parvenir les outils nécessaires et l’argent qui a dû lui permettre une nourriture un peu meilleure.

— Nous avons fait tout cela, coupa Jolival. Mais c’est tout à fait insuffisant. Que voulez-vous faire, vous ?

— L’enlever, tout simplement ! Je sais où se trouve l’hôpital du bagne : tout au bout des bâtiments, presque en dehors. Les murs sont moins hauts, plus faciles à escalader. Nous sommes douze hommes habitués à courir dans les vergues au milieu d’une tempête. Entrer dans l’infirmerie, en arracher votre ami et lui faire passer le mur sera un jeu d’enfant.

Nous assommerons tout ce qui s’opposera à nous et, croyez-moi, ce sera vite fait. La nuit de Noël, la marée sera haute à minuit. Nous mettrons à la voile avec elle. Le Saint-Guénolé sera amarré au bas de Keravel. Et puis, ajouta-t-il avec un bref sourire arraché par la mine effarée des deux autres, la nuit de Noël, les gardiens fêtent eux aussi, à leur manière, la Nativité. Ils seront saouls comme des Polonais et nous en viendrons à bout sans peine ! Pas d’autre objection ?

Marianne prit une profonde respiration comme si, après avoir longtemps nagé sous l’eau, elle reparaissait à l’air libre. Au bout de toutes ces journées de doute et d’inquiétude les certitudes paisibles de Jean Ledru l’abasourdissaient légèrement. Mais Dieu qu’elles étaient réconfortantes !

— Je n’oserais pas, fit-elle avec un sourire. Vous n’en accepteriez aucune, n’est-ce pas ?

— Aucune ! approuva-t-il gravement, mais ses yeux se plissèrent tout à coup tandis qu’il chargeait à nouveau le panier de poissons sur son épaule.

Une lueur de gaieté traversa son regard ce qui était, chez ce Breton taciturne, le signe d’une hilarité extravagante.

— Faites avertir le prisonnier que c’est pour lundi soir. Que sa chaîne soit sciée pour 11 heures. Le reste me regarde. Quant à vous, guettez l’arrivée du bateau et, quand vous le verrez à quai, attendez la nuit et rejoignez-le !

Et, avec un dernier geste d’adieu, le marin sortit de la maison, traversa le jardinet puis, son panier sur l’épaule, dévala à grandes enjambées en direction du port. Un moment, on l’entendit siffler, dans les ruelles en pente, la chanson narquoise des marins de Surcouf qu’un matin d’angoisse Marianne avait entendue s’éloigner sur la mer dans une petite barque à voile, tandis qu’elle demeurait captive de Morvan le naufrageur.