Le trente et un du mois d’août
On vit venir sous vent à nous
Une frégate d’Angleterre...
Demeurés seuls de part et d’autre de la table sur laquelle Jean avait laissé quelques poissons, Marianne et Jolival se regardèrent un moment sans rien trouver à se dire. Finalement, Arcadius haussa les épaules, alla prendre un cigare dans un pot de faïence hollandaise gris et bleu et, après l’avoir un instant promené sous son nez, se pencha vers le feu pour y prendre un tison. Une fumée odorante emplit la pièce, chassant la senteur forte des maquereaux.
— C’est lui qui a raison ! dit-il enfin. Seule l’audace paie dans une entreprise semblable. Et puis nous n’avons pas le choix.
— Vous pensez qu’il réussira ? demanda Marianne anxieusement.
— Mais je l’espère bien ! Sinon, ma chère enfant, rien ne pourra nous sauver : nous serons tous pendus aux vergues d’une frégate, à moins que l’on ne préféré nous passer par les armes. Car, bien entendu, si nous sommes pris, on ne nous fera pas de quartiers ! Cela vous fait-il peur ?
— Peur ? La seule chose que je craigne, Jolival, c’est de vivre sans Jason. Tout le reste m’est parfaitement égal, même la corde ou les balles...
Arcadius tira quelques bouffées voluptueuses de son cigare puis en considéra un instant avec intérêt le bout incandescent.
— J’ai toujours su que vous aviez l’étoffe d’une grande amoureuse, d’une grande héroïne... ou d’une grande folle ! dit-il gentiment. Personnellement, j’aime assez la vie et, puisque nous avons sept saints dans cette maison, je vais leur demander à tous de faire en sorte que cette nuit de Noël mouvementée que nous promet notre bouillant capitaine ne soit pas la dernière.
Et Arcadius s’en alla finir son cigare dans le jardin tandis que Marianne, livrée à elle-même, se mit machinalement à préparer les poissons.
Le 24 décembre commença mal. Le jour tardif, en se levant, révéla un brouillard à couper au couteau, si dense et si jaune que Recouvrance, avec ses arbres rares et ses murets de pierre grise, semblait quelque monde perdu flottant à la dérive dans un infini nuageux. C’était tout juste si l’on pouvait deviner la tour de la Motte-Tanguy. Tout le reste : ville, port, château et rade, avait disparu comme si la colline, larguant ses amarres à la façon d’une énorme montgolfière, avait pris son vol vers le ciel.
Marianne, qui n’avait pas fermé l’œil une seule minute durant cette ultime nuit, considérait la brume avec une rancune haineuse. Le destin semblait prendre un malin plaisir à lui compliquer la tâche. Elle lui en voulait, elle en voulait à la nature, à elle-même d’être si nerveuse, au monde entier de continuer à tourner si paisiblement quand elle endurait l’angoisse. Elle se montra si agitée, répétant sans cesse qu’on ne verrait jamais arriver le Saint-Guénolé en admettant qu’il pût approcher, que Jolival finit par ordonner à Gracchus d’aller, vers le milieu du jour, s’installer sur un rocher à la pointe du château pour y surveiller les entrées de navires.
Un peu calmée, Marianne fit alors un effort pour vivre normalement, au moins en apparence, cette journée cruciale qui allait décider de toute sa vie à venir. Néanmoins, elle demanda bien cent fois à un Jolival armé de patience jusqu’aux sourcils s’il était bien certain que Jason avait été averti de se tenir prêt et si, comme il l’avait demandé, François Vidocq avait été prévenu aussi afin qu’il pût aider l’Américain en saisissant pour lui-même une occasion inespérée. Car Marianne se doutait bien que le forçat ne ferait rien pour rien...
Dans la matinée, Mme Le Guilvinec, qui devait passer la veillée sainte chez sa nièce au Portzic, vint s’assurer que sa voisine ne manquerait de rien pendant son absence et lui apporter la bûche traditionnelle que l’on doit brûler lentement dans l’âtre en attendant la messe de minuit. La sienne était joliment ornée de rubans rouges, de laurier doré et de branches de houx et Marianne se montra d’autant plus touchée de cette preuve d’amitié qu’elle avait soigneusement caché son intention de quitter Brest dans la nuit pour n’y plus revenir et qu’elle avait considéré comme un bienfait du ciel l’invitation de là nièce.
La bonne dame était si contrariée d’abandonner ses nouveaux amis pour ce premier Noël qu’elle revint deux ou trois fois leur demander s’ils ne préféraient pas qu’elle restât ou s’ils ne souhaitaient pas l’accompagner dans sa famille. Mais devant leur ferme et souriant refus, elle se décida enfin à se séparer d’eux, non sans avoir poussé de nombreux « hélas ! » et sans avoir accablé Marianne de recommandations touchant les coutumes locales : bien accueillir les jeunes chanteurs de Noël, ne pas oublier de dire une prière pour les trépassés avant de partir pour la messe de minuit, préparer les fouaces et le coq en vue du modeste réveillon qui la suit, etc. Entre autres choses, elle lui recommanda sérieusement de rester à jeun jusqu’au soir.
— Sans rien prendre ? protesta Jolival. Alors que c’est déjà toute une affaire de l’obliger à se nourrir normalement ?
Mme Le Guilvinec leva un doigt sentencieux vers les poutres noircies du plafond :
— Si elle veut voir s’accomplir des prodiges, au cour de la nuit sacrée, ou tout simplement si elle désire voir se réaliser ses souhaits, elle ne doit rien prendre de tout le jour jusqu’à ce qu’elle ait pu compter, la nuit venue, neuf étoiles dans le ciel. Si elle est encore à jeun quand se lèvera la neuvième étoile, alors elle pourra attendre avec confiance le présent du Ciel !
Arcadius allait peut-être ronchonner, son esprit philosophique se refusant à toute forme de croyance ayant un lien avec la superstition, mais Marianne, séduite par la poésie de la prédiction, regarda avec amitié la veuve de Pont-Croix, semblable dans ses vêtements noirs à quelque Sybille antique :
— La neuvième étoile ! dit-elle gravement. J’attendrai donc qu’elle se lève. Mais avec ce brouillard...
— Le brouillard s’en ira avec la marée. Que Dieu vous garde et vous exauce, demoiselle ! Nicolas Mallerousse a bien fait de vous donner sa maison.
Et elle s’en fut, après une ultime caresse à son chat qu’elle laissait chez ses voisins. Un moment, Marianne, avec un curieux sentiment de regret, regarda sa grande cape noire claquer dans le vent, sur le chemin de l’église. Le brouillard, chassé par de courtes rafales, commençait à s’effilocher et, comme l’avait prédit Mme Le Guilvinec, vers le milieu du jour il disparut complètement, restituant au paysage toute sa beauté rude. Il y avait environ une heure qu’il s’était dissipé quand un chasse-marée aux rouges voiles pointues embouqua la passe du château et entra dans la Penfeld. C’était le Saint-Guénolé qui arrivait au rendez-vous. L’aventure était commencée...
Quand la nuit fut bien close et bien noire, Marianne, Jolival et Gracchus quittèrent silencieusement leur maison après en avoir soigneusement fermé la porte mais laissé entrouverts une fenêtre et un volet pour que le chat de Mme Le Guilvinec, au demeurant bien pourvu de lait et de poisson, pût aller et venir à sa guise. D’un bond souple, Gracchus sauta le muret pour aller glisser sous la porte de la voisine la clef de la maison et une lettre expliquant l’obligation où se trouvaient Marianne et « son oncle » de rentrer à Paris au plus vite.
Il y avait longtemps déjà que le canon du château et la grosse cloche du bagne avaient annoncé la fin du travail et que les clochers avaient sonné l’Angélus du soir, mais la ville ne s’endormait pas comme elle avait coutume de le faire quotidiennement. Sur les navires de guerre dont on avait fait la toilette, les fanaux s’allumaient et les châteaux-arrière s’illuminaient, présageant le réveillon des états-majors. Dans les cabarets, de rudes gosiers entamaient pêle-mêle vieux chants de Noël et rengaines de la mer tandis que, dans les rues, des familles entières, avec les coiffes et les chapeaux des jours de fête, les hommes portant d’une main la lanterne, de l’autre le pen-bas de bois noueux, se hâtaient pour passer la veillée chez des amis en attendant l’heure de l’office. Il y avait aussi des bandes de jeunes garçons, armés d’une branche enrubannée, qui frappaient aux portes et, en échange de quelques pièces ou quelques pâtisseries, chantaient des Noëls à pleine gorge. La ville entière sentait le cidre, le rhum et les crêpes.