Puis, le brick américain changea d’amure et Marianne ne vit plus que l’arrière et ses fanaux qui se fondaient dans la brume. Le Saint-Guénolé lui aussi vira pour se diriger vers le petit port du Conquet... Avec un soupir, Marianne alla rejoindre Surcouf et Jolival qui causaient, assis sur des cordages, tandis qu’autour d’eux claquaient les pieds nus des marins occupés aux manœuvres. Tout à l’heure, une voiture allait l’emporter vers Paris, comme l’avait dit Vidocq, vers Paris où l’attendait l’Empereur. Mais pour lui dire quoi ?... Ne se souvenant qu’à peine qu’elle l’avait aimé, Marianne pensait seulement qu’elle n’avait pas envie de revoir Napoléon...
Lorsque trois semaines plus tard, sa voiture s’engagea sous la voûte du château de Vincennes, Marianne jeta à Vidocq un regard chargé d’inquiétude.
— Etes-vous donc chargé de m’incarcérer ? demanda-t-elle.
— Mon Dieu non ! Simplement, c’est là que l’Empereur a décidé de vous donner audience ! Je n’ai pas à connaître ses raisons. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma mission s’arrête ici.
Ils étaient arrivés de Bretagne la veille au soir et Vidocq, en déposant Marianne dans la cour de sa maison, l’avait informée qu’il reviendrait la chercher le soir suivant afin qu’elle pût rencontrer l’Empereur, mais il avait ajouté qu’elle n’aurait pas à revêtir de robe de cour et qu’il lui fallait surtout s’habiller chaudement.
Elle n’avait pas bien compris la raison de cette recommandation, mais elle était si fatiguée qu’elle n’avait même pas cherché d’explication, pas plus qu’elle n’avait songé à demander son avis à Jolival. Elle avait gagné son lit comme le naufragé s’accroche à une épave : pour reprendre des forces avant ce qui allait venir et qui l’intéressait si peu. Une seule chose comptait : trois semaines s’étaient écoulées, trois semaines pénibles, cahotantes au long de routes interminables que le mauvais temps rendait exténuantes et qu’avaient jalonnées tous les incidents désagréables possibles : roues rompues, ressorts brisés, chevaux qui glissent et s’abattent, sans compter les arbres écroulés sous les coups de l’ouragan. Mais c’étaient tout de même trois semaines écoulées sur ces six mois au bout desquels Jason l’attendrait...
Quand elle songeait à lui, ce qui était à chaque heure, à chaque seconde du temps qu’elle ne donnait pas au sommeil, c’était avec une curieuse impression de vide intérieur, une sorte de faim inapaisable et douloureuse qu’elle trompait en cherchant à recréer constamment en esprit les instants si courts où il était demeuré près d’elle, où elle avait pu le toucher, tenir sa main, caresser ses cheveux, sentir l’odeur de sa peau, sa chaleur rassurante, la force avec laquelle, si faible encore, il l’avait serrée contre sa poitrine avant de lui donner ce dernier baiser dont le souvenir la brûlait encore et la faisait trembler.
Elle avait trouvé Paris sous la neige. Un froid noir gelait l’eau dans les gouttières et dans les ruisseaux, coupant les oreilles et rougissant les nez. La Seine, grise, charriait des glaçons et l’on disait que, dans les maisons pauvres, des gens mouraient de froid chaque nuit. Une épaisse couche blanche qui se maculait sans fondre recouvrait toutes choses, habillant les jardins d’une froide et éclatante fourrure, mais transformant les rues en dangereux cloaques glacés où c’était la plus simple chose du monde de se casser une jambe. Mais les chevaux de Marianne, ferrés à glace, avaient parcouru sans encombre la longue route qui menait de la rue de Lille à Vincennes.
L’ancienne forteresse des rois de France avait soudain surgi de la nuit, sinistre et délabrée, avec ses tours rasées à hauteur des chemins de ronde. Seuls demeuraient intacts la tour du Village qui enjambait l’antique pont-levis et l’énorme donjon qui dressait, haut par-dessus les arbres dépouillés, sa masse noire et carrée flanquée de quatre tourelles d’angle. Dépôt de poudre, arsenal et réserve de l’armée gardé par des invalides et quelques soldats, Vincennes, c’était aussi une prison d’Etat et le donjon, lui, était solidement défendu.
Mais il s’érigeait, muet, enveloppé de sa « chemise » de murailles et de sa barbacane qui l’isolaient, à droite, de l’immense cour blanche où les tas de boulets couverts de neige évoquaient d’étranges gâteaux crémeux, et, en face, d’une chapelle délabrée, ravissante et dérisoire dentelle de pierre qui s’effritait lentement sans que personne songeât à porter remède à sa misère, joyau voulu par Saint Louis mais ignoré de ce temps de foi si tiède. Et Marianne cherchait en vain la raison de cette audience discrète au fond d’une forteresse délabrée à la sinistre réputation. Pourquoi Vincennes ? Pourquoi la nuit ?
Un peu plus loin, deux nobles pavillons jumeaux se faisaient face. Ceux-là évoquaient le Grand Siècle mais n’étaient pas mieux traités. Les fenêtres manquaient de carreaux, les mansardes élégantes croulaient et des lézardes zébraient les murailles. Pourtant, ce fut vers l’un de ces bâtiments, celui de gauche qui s’étendait au-delà de la chapelle, que Gracchus, sur les indications de Vidocq, dirigea ses chevaux.
Un peu de lumière se montrait au rez-de-chaussée, derrière des vitres sales. La voiture s’arrêta :
— Venez, dit Vidocq en sautant à terre. Vous êtes attendue.
Levant les yeux, Marianne enveloppa d’un regard surpris ce décor, misérable et rude tout à la fois, et serra plus étroitement contre elle son manteau de drap noir doublé de martre en rabattant le capuchon fourré sur ses yeux. Une bise coupante balayait l’immense cour, faisant voleter la neige et pleurer les yeux. Lentement, la jeune femme pénétra dans un vestibule dallé qui gardait des traces de splendeur et, tout de suite, elle vit Roustan. Enveloppé d’une vaste houppelande rouge vif, dont le col relevé ne laissait passer que son turban blanc, le mameluk arpentait le dallage inégal en se battant les flancs sans préjugés. Mais, apercevant Marianne, il se hâta d’ouvrir devant elle la porte où il montait cette garde agitée. Et, cette t’ois, Marianne se trouva en face de Napoléon...
Sous le manteau d’une grande cheminée où flambait un tronc d’arbre, il se tenait debout, l’un de ses pieds bottés posé sur la pierre de l’âtre, une main au dos, l’autre glissée dans l’ouverture de sa longue redingote grise, et il regardait les flammes. Son ombre, coiffée du grand bicorne noir sans le moindre ornement, s’étendait, fantastique, jusqu’aux caissons sculptés du plafond où demeuraient des traces de dorure et, à elle seule, suffisait à meubler cette salle immense et vide où ne demeuraient plus, aux murs, que les traces des anciennes tapisseries, sur le sol que quelques tas de gravats.
Impassible et songeur, il regarda Marianne plonger dans sa révérence puis lui désigna le feu :
— Viens te chauffer ! dit-il. Il fait, cette nuit, un froid horrible.
Silencieusement, la jeune femme s’approcha et tendit ses mains dégantées à !a flamme après avoir, d’un mouvement de tête, rejeté en arrière son capuchon. Et, un moment, tous deux demeurèrent là, sans rien dire, à regarder les flammes bondissantes et à se laisser pénétrer par elles. Finalement., Napoléon jeta un bref regard sur sa compagne.
— Tu m’en veux ? demanda-t-il en considérant avec un peu d’inquiétude le fin profil immobile, les paupières baissées, la bouche serrée.
Sans le regarder, Marianne répondit :
— Je ne me le permettrais pas. Sire ! On n’en veut pas au maître de l’Europe !