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Le débat avait été tranché là-dessus et, pour son entrée en fonction, Arcadius se trouva donc nanti d’une mission de confiance : tenter d’empêcher un duel absurde entre un officier de la Garde Impériale et un officier étranger, mission qu’il accepta avec un sourire amusé, se bornant à demander à Marianne auquel des deux adversaires allait sa préférence.

— Quelle question ! s’écria-t-elle. Mais au Polonais, voyons. Ne m’a-t-il pas débarrassée d’un importun, et cela au péril de sa vie ?

— Ma chère, fit Arcadius sans s’émouvoir, l’expérience m’a appris qu’avec les femmes, ce ne sont pas toujours les sauveurs qui ont droit à la plus belle part de reconnaissance. Tout dépend de qui on les a sauvées. Prenez votre amie Fortunée Hamelin. Eh bien, je suis prêt à parier mon bras droit que non seulement elle n’aurait voulu, pour rien au monde, être « sauvée » de votre poursuivant, mais encore compterait à l’avenir au nombre de ses ennemis mortels l’imprudent assez... imprudent pour s’y risquer.

Marianne haussa les épaules.

— Oh ! Je sais, Fortunée adore les hommes en général et tout ce qui porte uniforme en particulier. Un Russe lui semblerait un gibier de choix.

— Peut-être pas tous les Russes... mais celui-là très certainement !

— On dirait, ma parole, que vous le connaissez ! fit Marianne en le regardant avec curiosité. Vous n’étiez cependant pas là, vous ne l’avez pas vu.

— Non, répondit Jolival aimablement, mais si votre description est exacte, je sais qui il est. D’autant plus que les officiers russes décorés de la Légion d’honneur ne courent pas les rues.

— Alors, c’est...

— Le comte Alexandre Ivanovitch Tchernytchev, colonel des Cosaques de la Garde Impériale russe, aide de camp de Sa Majesté le Tzar Alexandre Ier et son messager ordinaire avec la France. C’est l’un des meilleurs cavaliers du monde et l’un des plus invétérés coureurs de jupons des deux hémisphères. Les femmes en raffolent !

— Oui ? Eh bien pas moi ! s’écria Marianne furieuse de l’espèce de complaisance que Jolival avait mise à lui présenter l’insolent promeneur de Longchamp. Et, si ce duel a lieu, j’espère bien que le Polonais embrochera votre cosaque aussi proprement qu’un mercier de la rue Saint-Denis ! Séduisant ou non, ce n’est qu’un malotru !

— C’est, en général, ce que les jolies femmes disent de lui la première fois. Mais il est curieux de constater combien cette impression peut avoir tendance à se modifier par la suite ! Allons ! Ne vous fâchez pas, ajouta-t-il en voyant se charger d’orage le regard vert de son amie. Je vais voir si je peux arrêter le massacre. Mais j’en doute.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on n’a jamais vu un Polonais et un Russe renoncer à une aussi belle occasion de s’entre-tuer. L’agressivité mutuelle est leur état normal !

De fait, le lendemain matin, Arcadius, qui était sorti à cheval bien avant l’aurore, revint apprendre à Marianne, sur le coup de 10 heures, et alors qu’elle se promenait dans son jardin, que le duel avait eu lieu le matin même au Pré-Catelan, au sabre, et que les adversaires, sans s’être réconciliés, s’en étaient retournés dos à dos, l’un avec un coup de lame dans le bras (c’était Tchernytchev) l’autre, le baron Kozietulski, avec une blessure à l’épaule.

— Ne le plaignez pas trop, ajouta Jolival devant la mine désolée de Marianne, la blessure est assez légère et aura l’avantage de lui éviter d’aller faire un tour en Espagne où l’Empereur n’eût pas manqué de l’envoyer. Je ferai d’ailleurs prendre de ses nouvelles, soyez tranquille. Quant à l’autre...

— L’autre ne m’intéresse pas ! coupa Marianne sèchement.

Le sourire, gentiment ironique, dont Jolival la gratifia, offensa Marianne qui, sans ajouter un mot, lui tourna le dos et continua sa promenade. Est-ce que, par hasard, son vieil ami se moquerait d’elle ? Quelle arrière-pensée renfermait-il dans ce sourire un brin sceptique ? Pensait-il qu’elle n’était pas sincère en affirmant que ce Russe ne l’intéressait pas, qu’elle pouvait être semblable à toutes ces femmes dont le beau cosaque faisait si aisément la conquête ? Ou encore que la solitude du cœur en faisait déjà une proie toute désignée pour les aventures faciles au fond desquelles tant de femmes cherchent le reflet, le simple reflet de l’amour ?

Elle fit quelques pas sur le sable fin des allées qui toutes allaient vers le bassin où chantait la fontaine. C’était un petit jardin fait de quelques tilleuls et d’une masse de roses embaumant sous le soleil d’été. C’était aussi une petite fontaine, un dauphin de bronze qu’étreignait un amour au sourire énigmatique. Rien de comparable en vérité avec les merveilles de la villa Sant’Anna, avec les grandes cascades grondantes, les eaux jaillissantes dont les sources se cachaient pour pleurer dans des murailles roulées comme des conques afin de répercuter le son, avec les nobles pelouses où passaient, hiératiques, les paons blancs de légende, où régnait la licorne fabuleuse. Ici, aucun étalon sauvage ne faisait résonner l’horizon sous le martèlement frénétique de son galop furieux, aucun cavalier fantôme n’éveillait les ténèbres de sa course solitaire, emportant jusqu’au bout de la nuit quel secret accablant, quel désespoir peut-être ?... Ici, c’était le calme douillet, policé, la mesure de bonne compagnie d’un petit jardin parisien : juste de quoi alimenter la rêverie mélancolique d’une jolie femme esseulée.

L’Amour au dauphin souriait dans la retombée des gouttelettes de cristal et, dans ce sourire-là aussi, Marianne crut lire une ironie : « Tu te moques de moi, pensa-t-elle, mais pourquoi ? Que t’ai-je fait moi qui croyais en toi et que tu as si cruellement déçue ? Tu ne m’as jamais souri que pour reprendre aussitôt ton présent ! Moi qui étais entrée dans le mariage comme on entre en religion, tu n’as jamais voulu que le mariage fût pour moi autre chose qu’une dérision. Et, cependant, me voici mariée pour la seconde fois... mais toujours aussi seule ! Le premier était un bandit, le second n’est qu’une ombre... et l’homme que j’aimais n’est plus que le mari d’une autre ! N’auras-tu jamais pitié de moi ? »

Mais l’Amour demeura muet et son sourire resta immuable. Avec un soupir, Marianne lui tourna le dos et alla s’asseoir sur un banc de pierre moussue où saignait un rosier grimpant. Elle se sentait le cœur vide. Il était comme l’un de ces déserts qu’une bourrasque crée en une nuit, emportant dans ses tourbillons jusqu’aux débris laissés par ses fureurs, jusqu’au souvenir de ce qui était auparavant. Et quand, pour essayer de réchauffer en elle le feu qui s’éteignait lentement, elle évoqua sa folie d’amour, les joies délirantes, les désespoirs aveugles que le seul nom, la seule image de son amant faisaient lever naguère en elle, Marianne, navrée, s’aperçut qu’elle ne trouvait même plus l’écho de ses propres cris. C’était... oui, c’était comme une histoire qu’on lui eût racontée, mais dont une autre eût été l’héroïne...

De très loin, comme du fond d’une enfilade d’immenses salles vides, elle crut entendre la voix persuasive de Talleyrand : « Cet amour-là n’est pas fait pour vivre vieux... » Se pouvait-il qu’il eût raison, qu’il eût « déjà » raison ? Se pouvait-il vraiment... que son grand amour pour Napoléon fût moribond, ne laissant derrière lui qu’une tendresse, une admiration, cette menue monnaie qu’abandonne en se retirant le flot d’or brûlant des grandes passions ?

3

LE BAL TRAGIQUE

Le soir du 1er juillet, une interminable file de voitures s’étirait tout au long de la rue du Mont-Blanc, débordait dans les rues adjacentes, envahissant même les cours des grands hôtels privés dont les doubles portes étaient demeurées ouvertes pour donner un peu plus d’espace et éviter autant que possible l’engorgement. Le bal que donnait l’ambassadeur d’Autriche, le prince de Schwartzenberg, s’annonçait comme une réussite. On attendait l’Empereur et surtout l’Impératrice en l’honneur de laquelle était donnée la fête, et les quelque douze cents personnes qui avaient été conviées faisaient figure de privilégiés, tandis que deux ou trois bons milliers d’oubliés refusaient de se consoler d’un si cruel abandon.