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Ce ne fut pas facile. La foule des invités s’était massée autour de la terrasse, garnie de tapis et de fauteuils où avaient pris place Napoléon et Marie-Louise et formait un groupe compact entre Marianne et Jason. Elle dut bousculer un certain nombre de personnes qui, le nez en l’air, ne lui prêtaient d’ailleurs aucune attention, absorbées qu’elles étaient par le spectacle incontestablement réussi. Mais, sans bien s’en rendre compte, elle se sentait l’âme d’un nageur épuisé qui touche soudain, du bout d’un pied, le sable fuyant d’une plage. Elle voulait atteindre Jason et l’atteindre tout de suite ! Peut-être parce qu’elle l’avait déjà beaucoup trop attendu !...

Quand enfin elle gravit les trois marches qui menaient à la grotte, le ciel s’embrasa sous le bombardement doré de multiples fusées, auréolant Marianne d’une lumière si vive que, instinctivement, les occupants de la petite terrasse abaissèrent leurs regards sur cette femme si belle qui semblait concentrer dans sa robe et ses joyaux fabuleux tout l’éclat de la fête.

Jason Beaufort, qui s’était un peu écarté du groupe et rêvait, appuyé à un gigantesque vase de fleurs, la vit aussi. En un instant, son visage impassible exprima un univers de sentiments : surprise, incrédulité, admiration, joie... Mais ce ne fut qu’un éclair aussitôt éteint. Et c’est très calmement qu’il s’avança vers la jeune femme devant laquelle il s’inclina correctement.

— Bonsoir, madame ! J’avoue que, venant à Paris, j’espérais la joie de vous revoir, mais je ne pensais pas que ce serait ici. Puis-je vous faire mon sincère compliment ? Vous êtes admirable, ce soir.

— Mais, je...

Désarçonnée, Marianne le regardait sans comprendre. Ce ton froid, cérémonieux, presque officiel... alors qu’elle venait à lui les mains tendues, le cœur plein de joie, prête, à peu de chose près, à se jeter dans ses bras ? Mais que s’était-il passé pour changer Jason, son ami Jason, le seul homme avec Jolival en qui elle eût confiance en ce bas monde, en cette espèce d’étranger, si poli qu’il en paraissait indifférent... Quoi ! Pas même un sourire ? Rien d’autre que des paroles conventionnelles et archi-usées ?

Au prix d’un effort douloureux, dont son orgueil fournit le principal, elle parvint à dominer sa déconvenue, à faire face à cette brusque grimace du destin. Relevant la tête et agitant son éventail sur un rythme rapide pour mieux cacher le tremblement de ses doigts, elle réussit à armer son visage d’un sourire, sa voix de l’obligatoire légèreté mondaine.

— Merci, fit-elle doucement. Mais pour moi votre présence ici est une vraie surprise, ajouta-t-elle en insistant sur le mot « votre ». Etes-vous à Paris depuis longtemps ?

— Deux jours.

— Ah !

Des mots vides, des phrases rituelles, simplement polies comme en échangent de vagues relations ! Brusquement, Marianne eut envie de pleurer, incapable qu’elle était de comprendre ce qu’il était advenu de son ami. Cet étranger séduisant et glacial avait-il jamais eu quelque chose de commun avec l’homme qui, dans le petit Trianon de l’hôtel Matignon, l’avait suppliée de le suivre en Amérique, avec celui qui l’avait arrachée aux carrières de Chaillot, avec l’homme, enfin, qui avait juré de ne jamais l’oublier et qui avait chargé Gracchus de veiller sur elle à chaque heure de sa vie ?

Tandis qu’elle cherchait vainement quelque chose à dire qui ne fût pas stupide ou navrant, elle avait conscience de l’examen minutieux que lui faisait subir le regard de l’Américain et elle en souffrait comme d’une injustice. Depuis si peu de temps à Paris, il n’avait pas encore eu celui d’apprendre son mariage, bien certainement, et sans doute pensait-il que Napoléon entretenait fastueusement sa maîtresse. Ses yeux étincelants allaient des émeraudes à la robe d’or, revenaient aux émeraudes, impitoyables, accusateurs...

Son silence devenait gênant, malgré les crépitements du feu d’artifice. Marianne n’osait même plus lever les yeux sur Jason par crainte qu’il n’y vît des larmes. Pensant avec peine qu’ils n’avaient plus rien à se dire, elle se détourna lentement pour regagner les salons quand il l’arrêta.

— Voulez-vous me permettre, madame... ?

— Oui ? fit-elle, envahie d’un espoir involontaire et se raccrochant d’instinct à ces cinq petits mots qui la retenaient.

— J’aimerais vous présenter ma femme.

— Votre...

La voix de Marianne s’étouffa. Soudain, toute énergie l’abandonna. Elle se sentit faible, perdue, désemparée et chercha machinalement quelque chose pour soutenir son émotion. Ses mains se serrèrent sur l’éventail brusquement replié, si fort que les minces branches d’ivoire craquèrent. Mais, sans voir son trouble, Jason tendait la main, attirait une femme dont Marianne, tout à son émoi, n’avait pas remarqué la présence dans l’ombre de l’Américain. Elle vit surgir de cette ombre, avec autant d’effroi que s’il se fût agi d’un fantôme, une jeune femme petite et mince, vêtue d’une robe de drap d’argent recouverte de dentelle noire. A la mode espagnole, la nouvelle venue portait, dans ses cheveux sombres, un haut peigne recouvert d’une mantille de même dentelle que sa robe et une rose pâle, semblable à celles qui s’épanouissaient au creux de son décolleté. Sous la mantille, Marianne vit un jeune visage sérieux, aux traits bien ciselés, aux lèvres fines mais marquées d’un pli de tristesse étonnant chez une créature de cet âge, de grands yeux sombres, mélancoliques, des sourcils délicatement tracés sur une peau claire. L’ensemble donnait une impression de fragilité physique, mais l’expression du visage décelait l’orgueil et l’obstination.

Etait-elle jolie, cette femme surgie brutalement d’une nuit d’été pour saccager la joie nouvelle de Marianne ? Au prix de sa vie, celle-ci eût été incapable de le dire. Son esprit, son cœur, ses yeux n’étaient plus habités que par une immense déception qui, peu à peu, se faisait douleur. C’était comme la grisaille quotidienne d’un matin de novembre au sortir d’un rêve plein de chaleur, de joie et de lumière et, un instant, Marianne eut la tentation de fermer les yeux, pour se rendormir et retrouver le rêve... Comme du fond de la brume elle entendit Jason s’adresser à l’inconnue et, malgré son désarroi, remarqua qu’il parlait en espagnol.

— Je désire vous faire connaître une ancienne amie. M’y autorisez-vous ?

— Naturellement... si c’est vraiment une amie !

Le ton, vaguement dédaigneux et surtout méfiant, hérissa Marianne. Une brusque colère chassa momentanément la douleur et lui fit du bien en lui rendant la maîtrise d’elle-même. Dans le plus pur castillan, elle demanda avec un sourire moqueur qui rendait dédain pour dédain :

— Pourquoi ne serais-je pas « vraiment » une amie ?

Les beaux sourcils de l’autre se relevèrent légèrement, mais ce fut avec beaucoup de gravité qu’elle répondit :

— Parce qu’il semble que, dans ce pays, l’on n’attache pas, au mot amitié, la même signification profonde que chez nous.

— Chez vous ? Vous êtes espagnole, sans doute ?

Jason, avec l’instinct sensible des gens de mers habiles à flairer les tempêtes, même bénignes, se hâta de répondre en prenant la main de sa femme qu’il glissa sous son bras et garda dans la sienne :