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Pourtant, quand elle eut entre les mains la feuille déjà jaunie par le voyage et salie par la poussière, elle fut bien obligée d’en croire ses yeux. Non seulement Le Moniteur annonçait le remplacement, à la tête du ministère de la Police, du duc d’Otrante par le duc de Rovigo, Savary, mais encore il publiait le texte de la lettre officielle que l’Empereur avait adressée à Fouché :

« Les services que vous m’avez rendus dans les différentes circonstances, écrivait l’Empereur, nous portent à vous confier le gouvernement de Rome jusqu’à ce que nous ayons pourvu à l’exécution de l’article 8 de l’acte des constitutions du 11 février 1810. Nous attendons que vous continuerez dans ce nouveau poste à nous donner des preuves de votre zèle pour notre service et de votre attachement à notre personne... »

D’un geste plein de nervosité, Marianne froissa le journal entre ses mains et laissa la joie l’envahir. C’était encore plus beau qu’elle ne l’avait espéré ! Exilé ! Fouché était exilé ! Car il n’y avait pas à se tromper sur la valeur réelle de ce poste de gouverneur de Rome, beaucoup plus honorifique qu’autre chose. Napoléon voulait voir Fouché loin de Paris. Quant à la raison de cette décision, bien sûr, le journal ne la donnait pas, mais une voix secrète chuchotait à Marianne que les fameux pourparlers sous le manteau avec l’Angleterre n’y étaient pas étrangers...

Une autre nouvelle, d’ailleurs, complètement détachée de celle du renvoi de Fouché et placée assez loin pour que le public n’eût pas l’idée de rapprocher les deux événements, vint renforcer sa conviction. Le jour même où Fouché avait été « remercié », le banquier Ouvrard avait été arrêté, pour malversations et atteinte à la sûreté de l’État, dans le salon d’une brillante Parisienne, bien connue pour son dévouement à la cause impériale. Immédiatement, Marianne songea à Fortunée, aux menaces qu’elle avait proférées contre son amant à la suite de l’indécente proposition qu’il avait osé faire à Marianne. Était-ce elle qui avait fait arrêter Ouvrard ? En ce cas, était-ce par elle que Napoléon avait appris toute l’affaire anglaise ? Le belle créole, aussi dévouée dans ses amitiés que vindicative dans ses vengeances, en était bien capable...

— Qu’est-ce que Madame la princesse a décidé ?

La voix anxieuse de Gracchus tira Marianne de sa méditation. Après une pareille nouvelle, il ne pouvait plus être question de musarder le long du chemin. Il fallait rentrer et vite ! Privé de son soutien, Francis cessait d’être dangereux. Elle adressa au jeune cocher un sourire rayonnant, le premier aussi joyeux depuis que l’on avait quitté Lucques.

— En avant, Gracchus ! Et le plus vite possible ! Il s’agit de rentrer à Paris dans les plus brefs délais.

— Est-ce que Madame se souvient qu’elle n’a plus de chevaux de poste à sa voiture ? Si nous allons au train que nous menions en partant, ceux-ci crèveront avant que nous ne soyons à Lyon et, si Madame permet, ce serait bien dommage !

— Je n’ai pas l’intention de tuer mes chevaux, mais je désire que nous fassions des étapes aussi longues que possible. Ainsi, pour ce soir, nous irons plus loin ! En avant !

Avec un soupir résigné, Gracchus-Hannibal Pioche se hissa sur son siège, fit tourner sa berline sous l’œil déçu de l’aubergiste qui accourait déjà vers cette élégante voiture si bien attelée et, touchant ses bêtes du bout de son fouet, lança la voiture sur la route d’Orange.

Les chevaux de Marianne ayant fait la preuve de leurs qualités exceptionnelles et Gracchus celle de son habileté, la berline de voyage, tellement crottée et poussiéreuse que l’on n’en distinguait plus ia couleur et encore moins les armes, se présentait, à la nuit tombante, à la barrière de Fontainebleau (1). Et la jeune femme ne put retenir un soupir de soulagement en voyant s’allumer aux portiques des nobles pavillons dus au génie de Ledoux les lanternes de l’octroi. Enfin, elle était arrivée !

La joie qui l’avait envahie à Avignon et lancée à fond de train sur la route de Paris s’était, à vrai dire, un peu tempérée comme elle avait aussi paru se refroidir chez les Français à mesure qu’elle avançait vers la capitale. En traversant les villes et dans les auberges, Marianne avait rapidement découvert qu’un peu partout on considérait le renvoi de Fouché comme une catastrophe, moins d’ailleurs par sympathie pour le personnage que par solide antipathie envers son successeur. Les bruits les plus divers couraient mais, le plus généralement, on pensait que Napoléon avait renvoyé son ministre pour complaire à sa femme et, du coup, tous ceux qui, de près ou de loin, avaient trempé dans la grande Révolution s’étaient mis à trembler, tant pour leur situation de fortune que pour leur sécurité. Napoléon semblait vouloir donner le pas au « neveu de Louis XVI » sur le général Bonaparte. Et, en outre, on craignait en Savary l’homme aveuglément dévoué à son maître, l’homme sans largeur de vues, sans pitié et sans noblesse, le gendarme impérial, l’homme capable d’exécuter inexorablement n’importe quel ordre, fût-il monstrueux. Les royalistes surtout se souvenaient avec horreur de ce que Savary avait pratiquement été le bourreau du duc d’Enghien. Bref, Marianne avait découvert avec stupeur que les Français, désorientés et apeurés, n’étaient pas loin, de décerner à l’intendant Fouché un brevet de sainteté et que, en tout cas, ils étaient à peu près unanimes à le regretter.

« Moi, en tout cas, je ne le regretterai jamais ! s’était-elle promis, se souvenant avec rancune de tout ce qu’elle avait eu à endurer par lui. D’ailleurs, ce Savary ne m’a jamais rien fait à moi, nous ne nous connaissons même pas ! En conséquence, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais avoir à craindre de sa nomination. »

Mais, malgré ces pensées réconfortantes, elle ne put retenir un mouvement d’humeur en voyant les hommes de l’octroi visiter sa voiture avec un soin parfaitement inusité jusque-là.

— Puis-je vous demander ce que vous cherchez ? lança-t-elle avec impatience. Vous ne supposez tout de même pas que je tienne un tonneau d’eau-de-vie caché sous mes coussins ?

— Les ordres sont les ordres, Madame ! répondit un gendarme qui sortait juste à ce moment de la maison de l’octroi. Toutes les voitures arrivant à Paris doivent être visitées, surtout si elles viennent de loin. D’où venez-vous, Madame ?

— D’Italie ! répondit Marianne. Et je vous jure que je ne transporte ni marchandise de contrebande ni conspirateur dans ma voiture. Je rentre chez moi, voilà tout !

— Vous devez avoir un passeport, lit le gendarme avec un sourire narquois qui montra d’impressionnantes dents blanches sous une grosse moustache aussi velue qu’une brosse et peut-être un passeport de M. le duc d’Otrante.

Apparemment, ces passeports-là étaient mal vus et elle bénit le sort qui faisait désormais d’elle une fidèle sujette de la grande duchesse de Toscane. Elle montra fièrement le passeport que lui avait fait tenir galamment, trois jours après son mariage, le comte Gherardesco.

— Celui-ci porte la signature de Son Altesse Impériale la princesse Elisa, grande duchesse de Toscane, princesse de Lucques et de Piombino... et sœur de Sa Majesté l’Empereur et Roi... comme vous le savez peut-être ? ajouta-t-elle ironiquement en prenant un plaisir narquois à détailler tous ces titres pompeux.