Il avait oublié Marianne et, de cet oubli, elle allait mourir. La révélation était venue trop tard et, comme la foudre tombant sur un arbre, elle avait anéanti Marianne. Il fallait, maintenant, qu’elle s’en allât discrètement sur la pointe des pieds.
Sa mémoire, soudain, remit devant ses yeux l’image de la princesse de Schwartzenberg se jetant dans les flammes à la recherche de son enfant. Elle était entrée dans le feu comme on entre dans un sanctuaire, sans une hésitation, sans même un geste de recul, avec une certitude aveuglante : celle d’y retrouver quelqu’un. Et la porte étroite de la mort, terrifiante et cruelle, s’était changée pour elle en une porte de gloire, celle du sacrifice librement consenti, celle aussi de la paix et de l’éternité. Il suffisait d’un peu... de si peu de courage !
Les yeux grand ouverts, Marianne quitta son abri de feuillage et marcha vers le brasier. Elle ne tremblait pas. La douleur est un puissant opium contre la peur et son tourment était plus puissant que ce chanvre indien dont les prêtres gavaient les veuves hindoues pour les mener passives jusqu’au bûcher de leur époux. Elle voulait y échapper sans que personne eût à souffrir de sa mort. Un accident, rien qu’un accident !... Alors, comme tout à l’heure la pauvre princesse, Marianne se mit à courir vers l’incendie. Une pierre, sur son chemin, la fit choir brutalement, lui causa une douleur aiguë mais ne l’éveilla pas de son envoûtement. Elle se releva, reprit sa course, les oreilles emplies par un vent d’orage au milieu duquel il lui sembla entendre crier son nom. Cela non plus ne l’arrêta pas. Quel que puisse être celui qui appelait, il ne cherchait qu’à la rendre à la monotonie d’une vie dont elle ne voulait plus, à un long sommeil à l’écart de la vraie vie qui, portant en lui des germes de mort, la dissoudrait lentement dans la solitude. La mort qu’elle choisissait, cruelle mais rapide, ouvrait sur une paix plus longue, mais qui n’engendrait ni regrets ni souvenirs.
L’ardeur des flammes était telle que, en recevant leur souffle brûlant au seuil du brasier, Marianne, instinctivement, cacha son visage et recula d’un pas. Elle en eut honte aussitôt, murmura les premières paroles d’une prière et voulut se jeter en avant. Sa robe déchirée prit feu. Une langue brûlante lécha son corps, causant une douleur atroce qui la fit hurler. Mais, au moment précis où elle allait se laisser tomber dans le gouffre de flammes, une masse noire tomba sur elle, l’enveloppa et roula avec elle sur la terre humide. Quelqu’un s’était interposé entre la mort et elle à l’instant suprême, la condamnant à vivre...
Sentant le poids d’un corps, elle se débattit, tenta d’échapper à l’étreinte paralysante sous laquelle les flammes avaient été étouffées et, folle de fureur, chercha à mordre la main qui la maintenait. L’inconnu s’écarta, se releva sur les genoux puis, sèchement et par deux fois, la gifla... Contre le fond rouge de l’incendie, elle ne voyait qu’une silhouette noire vers laquelle, aveuglément, elle voulut se jeter, toutes griffes dehors afin de rendre coup pour coup. Mais l’homme saisit ses deux poignets et les immobilisa. En même temps, une voix glaciale intimait :
— Tenez-vous tranquille ou je recommence ! Pardieu, vous êtes en pleine crise de démence ! Une seconde de plus et vous périssiez carbonisée ! Folle ! Maudite folle ! N’y aurait-il jamais dans votre tête d’écervelée autre chose que du vent, de l’égoïsme et de la stupidité ?
Amollie soudain, comme la corde de l’arc libérée par l’archer fatigué, Marianne écoutait Jason déverser sur elle un torrent d’injures avec le ravissement qu’elle eût réservé à une musique céleste. Elle n’essayait même pas de savoir par quel miracle il était là, par quel prodige inouï il avait pu l’arracher aux flammes alors qu’elle l’avait vu partir si peu de temps auparavant. La seule chose qui comptât pour, elle, c’était justement qu’il fût là. Sa colère n’était rien, que la preuve d’un petit reste d’intérêt et, pour qu’il demeurât ainsi, à genoux auprès d’elle, Marianne était prête à se laisser insulter tout le reste de la nuit. La douleur même de ses poignets qu’il meurtrissait était une joie de plus.
Avec un soupir de bonheur, et sans souci de ses blessures, elle se laissa retomber dans l’herbe et sourit de tout son cœur à la noire silhouette de son ami.
— Jason ! murmura-t-elle. Vous êtes là... vous êtes revenu...
Il lâcha brusquement ses poignets et cessa de crier, considérant avec une sorte d’hébétude la forme gracieuse étendue devant lui, à peine couverte de quelques lambeaux de drap d’or entre lesquels la peau meurtrie apparaissait avec de longues traînées de sang. De sa manche, il essuya machinalement son front en sueur, rejetant en arrière ses cheveux qui collaient, cherchant à apaiser la terreur mêlée de colère qui s’était emparée de lui quand, dans cette femme courant follement vers l’incendie, il avait reconnu Marianne. Et maintenant, elle le regardait comme une apparition céleste, avec ses grands yeux verts tout brillants de larmes, elle le regardait en souriant comme si de cuisantes brûlures ne mordaient pas sa chair, Comme si cette dernière était insensible... Mais lui-même ne sentait pas les brûlures de ces flammes qu’il avait étouffées entre leurs deux corps, tout entier à la joie d’être arrivé à temps. Jamais il n’avait éprouvé une aussi grande fatigue. C’était comme si ces dernières minutes l’avaient vidé de toute son énergie...
Marianne, elle, était en pleine extase. L’univers de bruit et de fureur qui les entourait avait totalement disparu pour elle. Seule demeurait cette forme sombre qui la regardait sans rien dire, respirant lourdement parce que son cœur cognait trop fort dans sa poitrine. Elle voulut le toucher, chercher dans sa force un refuge trop longtemps attendu et tendit les bras pour l’attirer vers elle. Mais le geste ébauché s’acheva dans un cri d’agonie. Une douleur terrible, fulgurante, venait de lui déchirer les entrailles.
Instantanément Jason fut debout et regarda sans comprendre Marianne se tordre dans l’herbe à ses pieds.
— Qu’... qu’avez-vous ? Vous êtes blessée ?
— Je... ne sais pas ! Mais j’ai mal... j’ai... oh !
De nouveau il se pencha vers elle, voulut relever sa tête qui roulait dans tous les sens, mais une longue plainte s’échappa des lèvres décolorées, tandis que le corps s’arquait sous l’assaut d’une nouvelle douleur. Quand cette douleur fut apaisée, Marianne, le visage couleur de cendre, haletait comme une bête malade. Elle jeta sur Jason, presque aussi pâle qu’elle-même, un regard terrifié... Quelque chose de chaud mouillait ses jambes et, dans le temps d’un éclair, elle venait de comprendre ce qui lui arrivait.
— Mon... mon enfant ! souffla-t-elle. Je vais... le perdre !
— Comment ? Vous êtes... enceinte ?
Elle fit oui des paupières pour garder ses forces car une nouvelle douleur naissait au fond d’elle-même.
— C’est vrai ! Vous êtes mariée ! Et où est donc votre prince, Altesse Sérénissime ?
Comment pouvait-il se moquer d’elle quand il la voyait souffrir à ce point ? Elle s’agrippa de toutes ses forces à son bras pour mieux lutter, poussa une longue plainte puis gémit :
— Je ne sais pas ! Très loin ! En Italie... Par pitié allez chercher de l’aide ! L’enfant... l’Empereur... je voudrais...