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Elle trouva cependant le courage de sourire, sans s’apercevoir -que son sourire était plus triste que des larmes et, comme il répétait « Pourquoi ? » elle répondit enfin :

— Peut-être à cause de tout cela, tout au moins de ce qui, en cela, n’est en réalité qu’un leurre. L’Empereur est marié, Jason, heureux de l’être... et je ne suis plus pour lui qu’une amie tendre et dévouée. Je crois qu’il aime sa femme. Quant à moi...

— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ?

— Je l’aime... bien, et surtout je l’admire passionnément.

— Mais l’enfant, l’enfant était-il un leurre lui aussi ?

— Non. Il était même le seul lien qui nous attachât irrévocablement l’un à l’autre. Peut-être est-ce mieux ainsi, pour lui tout au moins, car pour moi cela complique singulièrement les choses avec le prince Sant’Anna... mais, au fait, s’écria tout à coup Marianne, si vous êtes venu ici tous ces jours-ci, vous avez certainement rencontré Arcadius ?

— Naturellement.

— Alors, ne me dites pas qu’il ne vous a rien raconté ? Je suis certaine qu’il vous a tout dit sur ce mariage.

— En effet, fit Jason tranquillement. Il m’a tout dit... mais je voulais entendre votre version des choses. Il m’a dit d’abord qu’une lettre m’attendait toujours à Nantes, chez Patterson... à Nantes où je n’ai pas touché terre parce qu’un corsaire anglais m’avait pris en chasse et que j’ai dû fuir pour éviter le combat.

— Eviter le combat, vous ?

— Les Etats-Unis ne sont pas en guerre avec l’Angleterre, mais j’aurais dû passer outre, réduire cet

Anglais et revenir à Nantes. Tant de choses eussent été différentes ! Vous ne savez pas à quel point j’ai pu me reprocher mon obéissance aux lois.

Il s’était levé et, comme Fortunée tout à l’heure, avait marché lentement jusqu’à la fenêtre. Son dur profil et ses larges épaules se découpèrent sur le fond verdoyant du jardin. Marianne retint son souffle, envahie qu’elle était d’une émotion à la fois douce et angoissante devant la colère, réelle cette fois, que trahissait la voix de Jason.

— Vous avez regretté de n’avoir pas eu cette lettre ? Est-ce que... vous auriez accepté ce que je vous demandais ?

En trois pas il revint à elle, saisit ses deux mains dans les siennes et mit un genou à terre auprès du lit pour être au même niveau que Marianne.

— Et vous ? demanda-t-il âprement, vous auriez rempli loyalement votre engagement envers moi ? Vous m’auriez suivi ? Vous auriez tout quitté ? Vous seriez vraiment devenue ma femme sans arrière-pensée, sans regret ?

Bouleversée, Marianne plongea son regard dans les yeux de son ami, cherchant à deviner une vérité qu’elle pressentait merveilleuse, mais à laquelle elle n’osait croire.

— Sans regret, sans arrière-pensée, Jason... et même avec une joie dont je n’ai eu conscience que voici bien peu de temps. Vous ne saurez jamais à quel point je vous ai attendu... jusqu’à la dernière seconde, Jason, jusqu’à la dernière seconde. Et, quand il a été trop tard...

— Taisez-vous !

Il enfouit soudain son visage dans la blancheur des draps et, sur sa main, Marianne sentit la chaleur de sa bouche. Tout doucement, presque en tremblant, elle posa sa main libre sur les épais cheveux noirs du marin, effleura d’une caresse les mèches rebelles, heureuse de cette faiblesse qu’il montrait soudain, lui, l’homme indestructible, plus heureuse encore de le sentir aussi bouleversé qu’elle-même.

— Vous comprenez maintenant, dit-elle tout bas, pourquoi, l’autre soir, j’ai voulu mourir. Quand je vous ai vu avec... Oh ! Jason ! Jason ! Pourquoi vous êtes-vous marié ?

Aussi brusquement qu’il s’était jeté vers elle, il s’en arracha, se releva et lui tourna le dos.

— Je vous croyais à jamais perdue pour moi, gronda-t-il sourdement. On ne lutte pas contre Napoléon, surtout quand il aime ! Et je savais qu’il vous aimait... Pilar, elle, avait besoin d’aide. Elle était en danger de mort. Son père, don Agostino, ne cachait pas ses sympathies pour les Etats-Unis. A sa mort, voici quelques semaines, le gouverneur espagnol de Fernandina s’en est pris aussitôt à Pilar, son unique héritière. Il a confisqué ses terres et elle allait être jetée dans une prison sans beaucoup d’espoir d’en sortir. La seule façon de la sauver et de la mettre définitivement à l’abri était de lui donner la nationalité américaine. Je l’ai épousée.

— Etiez-vous obligé d’aller si loin ? Ne pouviez-vous l’emmener dans votre pays, l’installer, veiller sur elle ?

Jason haussa les épaules.

— Elle est espagnole. Les choses ne sont pas si simples avec ces gens-là ! Et je devais beaucoup à son père. Au moment de la mort de mes parents, don Agostino a été le seul à m’offrir son aide. Je connais Pilar depuis toujours.

— Et, bien sûr, elle vous aime... depuis toujours ?

— Je crois... oui !

Marianne se tut. Eblouie par la révélation de son amour, elle découvrait seulement maintenant qu’elle ne savait rien, ou à peu près rien, de ce qu’avait été la vie de Jason Beaufort, avant qu’il n’apparût, un soir d’automne, dans le salon de Selton Hall. Il avait vécu tant d’années sans elle, sans même soupçonner qu’elle existât ! Jusqu’à présent, Marianne n’avait songé à Jason que par rapport à elle-même et qu’en fonction du rôle qu’il jouait dans sa vie, mais, derrière lui, dans ce pays immense, mystérieux pour elle et même vaguement inquiétant, il avait tissé des liens, creusé une trace qui lui était propre. Sa mémoire était pleine de paysages dans lesquels Marianne ne s’était jamais inscrite, de visages qu’elle n’avait jamais vus et qui, cependant, suscitaient chez Jason des sentiments divers allant, peut-être, de la haine à l’amour. Ce monde-là, en partie tout au moins, c’était aussi celui de Pilar. Il lui était familier ; elle s’y mouvait à l’aise et ces images communes devaient tisser entre elle et Jason l’un de ces liens faits des mêmes goûts, des mêmes souvenirs qui se révèlent souvent plus étroits et plus solides que les chaînes flamboyantes de la passion. Et Marianne résuma ce qu’elle éprouvait en une petite phrase triste :

— Je vous aime et, cependant, je ne vous connais pas !

— Moi, il me semble que je vous ai toujours connue, s’écria-t-il en l’enveloppant d’un regard lourd de souffrance, et pourtant cela ne sert à rien. Nous avons laissé passer l’heure que le destin avait marquée pour y croiser nos chemins. Maintenant, il est trop tard !

Une soudaine révolte souleva Marianne hors de son habituelle réserve.

— Pourquoi trop tard ? Vous l’avez dit, vous n’aimez pas cette Pilar.

— Pas plus que vous n’aimez l’homme qui vous a donné son nom, mais le fait n’en demeure pas moins. Vous portez ce nom, comme Pilar porte le mien. Dieu sait combien j’ai horreur de jouer les moralistes ! Et j’éprouve une irrésistible sensation de ridicule à le faire avec vous, mais, Marianne, nous n’avons pas le choix. Nous devons respecter ceux qui nous ont fait confiance... ou tout au moins ne rien faire dont ils pourraient avoir à souffrir.