— Ah ! fit Marianne. Elle est jalouse...
— Comme une Espagnole. Elle sait que je ne l’aime pas vraiment, mais elle s’attend à du respect, à de l’affection et à ce qu’au moins je donne extérieurement à notre mariage les couleurs, sinon de l’amour, du moins de l’entente parfaite.
De nouveau un silence, que Marianne employa à peser les paroles de Jason. La joie de tout à l’heure s’éteignait devant la dure réalité. Homme de toutes les aventures, de tous les risques et de toutes les audaces, Jason, cependant, et Marianne le savait bien, ne transigeait jamais avec lui-même et il s’attendait à ce que la femme qu’il aimait fît preuve de la même force... Il n’y avait pas grande discussion à apporter à ce genre de détermination. Marianne soupira.
— Si j’ai bien compris, vous êtes venu me dire adieu... Je suppose que vous partez bientôt. Votre femme n’a pas l’air d’apprécier son séjour ici.
Une flamme amusée brilla un instant dans les yeux de l’Américain.
— Elle trouve que les femmes y sont trop belles et trop hardies. Bien sûr, elle a confiance en moi, mais elle préférera cent fois, quand je ne suis pas auprès d’elle, me savoir en mer que dans un salon. Nous restons ici encore une quinzaine. Un ami de mon père, le banquier Baguenault, nous a offert l’hospitalité dans son hôtel de la rue de Seine à Passy... une très belle maison dans un grand jardin qui a été, jadis, la propriété d’une amie de la reine Marie-Antoinette. Pilar s’y plaît assez à condition de ne pas en sortir et j’ai quelques affaires à régler. Ensuite, nous regagnerons l’Amérique. Mon bateau nous attend à Morlaix.
Le ton était redevenu celui de la conversation mondaine et Marianne, au fond de son nid de dentelles, en soupira de regret. L’éclat passionné de tout à l’heure s’était éteint par la volonté inflexible de Jason. Jamais ils n’y reviendraient sans doute. Cette volonté les séparait aussi fermement que l’océan immense qui bientôt s’étendrait entre eux. Le bateau dont elle avait parfois rêvé, c’était une autre qu’il emporterait. Quelque chose se terminait qui n’avait jamais commencé et Marianne sentit qu’elle ne pourrait plus bien longtemps retenir ses larmes. Elle ferma les yeux un instant, serra les dents, prit une profonde respiration puis, finalement, murmura :
— Alors... disons-nous adieu maintenant, Jason ! Je vous souhaite... d’être heureux.
Il s’était levé, reprenait sa canne et son chapeau, mais, les yeux rivés au sol, ne la regardait pas.
— Je n’en demande pas tant, fit-il avec une dureté involontaire. Souhaitez-moi seulement la paix intérieure ! Ce sera très suffisant. Quant à vous...
— Non... par pitié, ne me souhaitez rien !
Il se retourna, marcha vers la porte. Le regard éperdu de Marianne suivit sa haute silhouette. Il allait partir, sortir de sa vie, rejoindre le monde de Pilar alors que la somme de leurs souvenirs communs était encore si mince ! Une sorte de panique s’empara d’elle et, comme il posait la main sur le bouton de la porte, elle ne put retenir un cri.
— Jason !
Lentement, très lentement, le regard bleu revint à elle chargé d’une lassitude qui bouleversa Marianne. Jason, tout à coup, paraissait plus vieux.
— Oui ? fit-il d’une voix contenue.
— Ne voulez-vous pas... puisque nous ne nous reverrons plus, m’embrasser avant de me quitter ?
Elle crut qu’il allait bondir vers elle. L’élan qui le saisit fut visible, presque palpable. Mais il se contint au prix d’un effort qui fit blanchir les jointures de sa main brune sur le pommeau d’ivoire de la canne et alluma des éclairs de fureur dans ses yeux.
— N’avez-vous rien compris ? gronda-t-il entre ses dents serrées. Que croyez-vous qu’il arriverait si, en ce moment, je vous touchais seulement du bout des doigts ? Dans quelques instants vous seriez devenue ma maîtresse et il ne me serait certainement plus possible de m’arracher à vous. En quittant cette chambre, j’aurais perdu tout respect de moi-même... et peut-être de vous. Je ne serais plus autre chose que votre esclave... et je ne vous le pardonnerais pas !
Epuisée cette fois, Marianne, qui s’était soulevée pour tendre une main vers lui, se laissa retomber dans ses oreillers.
— Alors... allez-vous-en ! Allez-vous-en vite, parce que je vais pleurer et que je ne veux pas vous montrer mes larmes.
Elle semblait si désarmée, si pitoyable que, avec ce fabuleux illogisme des amoureux, Jason fit un pas vers elle au moment précis où elle le priait de partir.
— Marianne...
— Non ! Je vous en supplie ! Partez si vous m’aimez seulement un tout petit peu ! Vous voyez bien que je ne peux plus supporter votre présence ? Je sais bien que j’ai été sotte, que j’aurais dû comprendre plus tôt, voir clair plus tôt en moi-même, mais, puisque tout est irrémédiablement perdu, il vaut mieux en finir vite. Retournez vers votre femme puisque vous estimez que vous devez lui appartenir tout entier et laissez-moi !
Et comme Jason, interdit par ce mélange de douleur et de colère que trahissait la voix de la jeune femme, hésitait encore au seuil de la porte, elle cria :
— Mais allez-vous-en donc ! Qu’est-ce que vous attendez ? Que j’achève de me couvrir de ridicule ?
Cette fois, il s’élança au-dehors, sans même refermer la porte. Marianne entendit le claquement de ses bottes décroître au long des marches de l’escalier. Elle poussa un petit soupir douloureux, ferma les yeux et laissa couler les larmes qu’elle retenait si péniblement. A son chagrin s’ajoutait une notion d’absurdité qui l’étonnait et l’effrayait un peu. Pour être franche avec elle-même, elle devait s’avouer que les sommets moraux où planait Jason lui paraissaient un peu excessifs... et qu’elle n’aurait éprouvé ni honte ni remords à lui appartenir. N’était-il pas stupide de se dire ainsi un éternel adieu au moment précis où, ensemble, ils avaient découvert qu’ils s’aimaient ? C’était du moins de cette façon qu’en jugerait Fortunée. Pour la morale élastique de la créole, pour sa passion affichée de l’amour à tout prix, une scène comme celle qui venait de se dérouler entre Jason et Marianne serait le comble du grotesque. Elle allait en hurler de rire, accabler Marianne sous un déluge d’ironie... que Marianne, pour sa part, trouverait parfaitement justifié. Et c’était là ce qui lui faisait peur : ce regret instinctif et gênant que Jason n’eût pas ajouté les liens de la chair à ceux du cœur et eût préféré une fuite, pleine de gloire peut-être, bien conforme sans doute à son éducation américaine et à son sang huguenot, à ces merveilles sans prix que sont, pour deux amants, les heures de joie partagée. L’influence de Fortunée était-elle donc devenue assez puissante, Sur Marianne, pour lui faire adopter sa façon d’envisager la vie ? Ou bien Marianne était-elle de ces femmes, infiniment moins compliquées qu’elle ne l’avait imaginé jusque-là, pour lesquelles aimer et appartenir à l’homme aimé ne sont qu’une seule et même, et très simple et très naturelle chose ?
Il était extrêmement flatteur, sans doute, d’occuper, dans le secret du cœur d’un homme, l’enviable situation d’une intouchable divinité définitivement hissée sur un grand piédestal, mais Marianne se disait qu’elle eût préféré plus de passion et moins d’adoration. En se remémorant sa nuit de noces manquée, elle pensait que Jason avait beaucoup changé. A Selton, il était tout prêt à devenir l’amant d’une jeune femme mariée depuis quelques heures et même à prendre la place du mari lui-même. D’où venait donc cette bizarre crise de puritanisme dont, le moins qu’on puisse dire, est qu’elle était mal venue ? Et si, comme le prétendait Napoléon, la plus grande victoire en amour était la fuite, alors incontestablement Jason avait gagné sur toute la ligne, mais Marianne eût souhaité que cette belle victoire ne lui laissât pas, à elle, ce curieux sentiment de défaite. Elle en arrivait à se demander s’il ne l’avait fuie que par désir de sublimation de son amour... ou par ce besoin inhérent à tout homme marié qui le pousse à rechercher, avant tout, la paix domestique et des jours dépourvus aussi bien de moments exaltants que de scènes de ménage. Cette Pilar, de toute évidence, était jalouse comme une panthère et, pour ne pas la contrarier, Jason trouvait apparemment plus simple d’abandonner une femme qu’il prétendait idolâtrer comme un simple colis encombrant. Et elle avait accepté cela ! Et elle avait même admiré un instant cette hauteur de sentiment ! Et elle avait admis qu’il refusât l’innocent baiser qu’elle lui offrait avec autant de terreur que s’il eût été le plus perfide des philtres d’amour ! Que pensait-il qu’elle allait faire, maintenant ? Se laisser glisser au fond de son lit et attendre la mort afin d’obtenir une place impérissable dans la légende des grandes amoureuses victimes de leur amour et un vague parfum de fleur fanée dans la mémoire de Jason lui-même ? Ne serait-ce pas trop bête et trop...