— Renoncer à une femme à bout de souffle et misérablement seule, au fond de son lit, est, somme toute, assez facile, mais renoncer à une éblouissante créature que l’on rencontre menant en laisse l’un des plus redoutables séducteurs de l’Europe est bien moins aisé. Pourquoi ne permettrais-tu pas à ce cher Sacha Tchernytchev de t’escorter ces jours-ci, à la promenade, au théâtre, partout où il est bon d’être vue ? Si j’en crois ce que l’on m’a raconté, c’est une menue récompense qu’il mérite amplement... ne fût-ce que pour n’avoir pas fourré ces merveilles dans sa poche ! Personnellement, je ne sais pas si j’aurais résisté à la tentation ! Il est vrai que lorsqu’une femme intéresse assez pour que l’on accepte allègrement pour elle un coup d’épée et un coup de couteau à huit jours d’intervalle...
Lentement, les pierres glissèrent des doigts bruns de Fortunée et retombèrent mollement dans leur nid de velours noir. Puis, comme si elle se désintéressait de la question et n’avait articulé que des paroles sans importance, la belle créole s’assit devant la coiffeuse, rectifia l’ordonnance de ses boucles noires, se mit un peu de poudre, aviva l’arc tendre de ses lèvres et, finalement, se mit à humer tous les parfums qu’elle débouchait l’un après l’autre. Avec son visage ardent, son corps épanoui et voluptueux qui démentait si bien l’allure virginale de sa robe d’été, la belle créole offrait une si parfaite image de la féminité et de sa toute-puissance que Marianne en fut frappée. Inconsciemment, ou peut-être bien intentionnellement, Fortunée lui démontrait que là étaient ses meilleures armes, celles contre lesquelles tiennent si mal les plus nobles et les plus énergiques décisions des hommes !
Se soulevant sur un coude, Marianne contempla un instant son amie occupée à appliquer, d’un doigt caressant, une touche de parfum au creux chaud de ses seins.
— Fortunée ! appela-t-elle.
— Oui, mon cœur ?
— Je voudrais... que tu me donnes ce qui reste de ce chocolat. Après tout, je crois bien que je vais le finir !
5
« BRITANNICUS »
Six jours plus tard, Marianne, en robe de mousseline couleur de flamme, casquée de plumes de même nuance, faisait une entrée sensationnelle à la Comédie-Française dans une loge du premier étage. Le comte Alexandre Tchernytchev l’accompagnait.
Le second acte de « Britannicus » était déjà commencé mais, sans souci de la pièce ou des acteurs, le couple s’avança sur le devant de la loge et se mit à examiner la salle, qui d’ailleurs ne regardait plus qu’eux, avec une tranquille insolence. Sans autre bijou qu’un étonnant éventail de laque chinoise et de plumes assorties à celles de sa coiffure, Marianne, dans tout ce rouge qui exaltait le ton doré de sa peau et l’éclat de ses longs yeux, était insolite et superbe, comme une fleur exotique. Tout en elle n’était que provocation, depuis le dépouillement volontaire de son large décolleté, jusqu’au tissu défendu de sa robe, une soyeuse et fluide mousseline de contrebande que Leroy avait eue à prix d’or et qui contrastait violemment avec les épais satins et brocarts des autres femmes, en rendant pleine justice à chaque ligne du corps de la princesse Sant’Anna.
Auprès d’elle, sanglé dans son uniforme vert et or constellé d’ordres scintillants, Tchernytchev, arrogant et cambré comme un arc, éclatait d’orgueil en laissant peser sur la salle un regard dominateur.
Le couple était saisissant. Talma, qui jouait le rôle de Néron et en était à :
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue.
Immobile, saisi d’un long étonnement...
Talma, donc, s’arrêta bouche bée au beau milieu de sa tirade, tandis que la salle, frappée de la coïncidence de ces vers qui allaient si bien à la nouvelle venue, éclatait en applaudissements. Amusée, Marianne sourit au tragédien qui, aussitôt, une main sur le cœur, s’avança vers la loge et salua comme il eût salué l’Impératrice elle-même, puis il alla reprendre son dialogue avec Narcisse, tandis que Marianne et son compagnon se décidaient enfin à s’asseoir.
Mais la jeune femme, qui ne se sentait pas encore parfaitement remise, n’était pas venue au théâtre ce soir pour le plaisir d’entendre le plus grand tragédien de l’Empire. Le visage à demi caché par l’écran frissonnant de son éventail, elle examinait attentivement la salle, cherchant celui qu’elle espérait bien y trouver... Les soirées où jouait le grand Talma étaient toujours brillantes et Marianne avait laissé entendre discrètement à son ami Talleyrand qu’elle aimerait le voir offrir aux Beaufort deux places dans sa loge pour « Britannicus ».
Et de fait, ils étaient là, dans une loge située presque en face de celle occupée par Marianne elle-même. Pilar, plus espagnole que jamais en robe de dentelle noire, était assise sur le devant, auprès du prince qui semblait somnoler dans sa cravate, ses deux mains appuyées sur son inséparable canne. Jason se tenait debout derrière elle, légèrement appuyé au dossier de sa chaise. Les autres occupants de la loge étaient une femme déjà âgée et un homme qui l’était depuis longtemps. La femme gardait les restes d’une beauté qui avait dû être impérieuse : ses yeux noirs et étincelants possédaient encore tout le feu de la jeunesse et l’arc rouge de sa bouche demeurait à la fois sensuel et déterminé. Elle aussi était vêtue d’un noir sévère, mais luxueux. L’homme, chauve à l’exception de rares cheveux roux, avait la figure rouge et un peu boursouflée d’un fidèle ami de la bouteille, mais, malgré la voussure de ses épaules, on devinait que cet homme avait possédé une puissante constitution et une force au-dessus de la moyenne. Son aspect évoquait irrésistiblement un vieux chêne tordu par la foudre qui s’obstine à demeurer debout.
A l’exception de Jason qui semblait captivé par la scène, les yeux de tous ces gens étaient rivés sur Marianne et son compagnon, ceux de Pilar ayant même requis le secours d’une lorgnette à peu près aussi amicale qu’un canon de pistolet. Talleyrand, lui, sourit à sa manière indolente, salua Marianne d’un geste discret et parut se rendormir malgré les efforts de son autre voisine, la femme aux yeux noirs. De toute évidence, elle le bombardait de questions au sujet des arrivants. A côté d’elle, Marianne entendit ricaner Tchernytchev.
— On dirait que nous faisons sensation.
— Cela vous étonne ?
— En aucune manière.
— Alors, cela vous déplaît ?
Cette fois, le Russe rit de bon cœur.
— Me déplaire ? Ma chère princesse, sachez que je n’aime rien tant que faire sensation, tout au moins quand cela ne gêne pas mon devoir d’officier. Et ce n’est pas simple sensation que je voudrais faire, auprès de vous, c’est scandale !
— Scandale ? Vous divaguez ?
— Nullement ! Je répète : scandale, afin que vous soyez irrévocablement et à jamais attachée à moi sans garder le moindre espoir de pouvoir vous libérer.
Sous le marivaudage des paroles, il y avait une légère menace qui choqua Marianne. Entre ses doigts l’éventail se replia avec un bruit sec.
— Ainsi, dit-elle lentement, c’est là ce grand amour dont vous me fatiguez depuis notre première rencontre : vous souhaitez m’enchaîner à vous, faire de moi votre propriété privée... et une propriété farouchement défendue, j’imagine ? En d’autres termes, le genre de vie que vous souhaitez pour moi, c’est la prison.
Tchernytchev découvrit toutes ses dents en un sourire que Marianne ne put s’empêcher de juger féroce, mais sa voix était douce comme un velours en répondant :