— Alors... le duel ?
— Remis aux calendes grecques... ou tout au moins à la première fois où ces messieurs se retrouveront ensemble dans la même région... ce qui n’est pas pour demain puisque, dans une semaine, Beaufort rentre en Amérique.
Une vague de chaleur envahit le cœur glacé de Marianne. Le soulagement qu’elle éprouva alors fut si profond que les larmes lui montèrent aux yeux. Par la vitre baissée de sa voiture, elle tendit, spontanément, la main vers son vieil ami.
— Comment vous remercier ? Vous êtes mon bon génie.
Mais Talleyrand secoua la tête, la mine soudain assombrie.
— J’ai bien peur que non ! Si vous vous débattez dans cet affreux gâchis qu’est votre vie, j’en suis en grande partie responsable ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je regrette de vous avoir présentée... à qui vous savez ! Sans cette fâcheuse idée, vous seriez peut-être heureuse aujourd’hui. J’aurais dû comprendre... le soir où vous avez rencontré chez moi Jason Beaufort. Maintenant, il est trop tard, vous êtes mariés chacun de votre côté...
— Je ne renoncerai jamais à lui ! J’aurais dû, moi aussi, comprendre plus tôt, mais je refuse d’entendre dire qu’il est trop tard. Il n’est jamais trop tard pour aimer.
— Si, ma chère... quand on a mon âge !
— Même pas ! s’écria Marianne avec tant de passion que le sceptique homme d’Etat tressaillit. Si vous le vouliez vraiment, vous pourriez aimer encore... ce qui s’appelle aimer ! Et peut-être, qui sait, connaître le plus grand, le seul amour de votre vie.
Le prince ne répondit pas. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne et le menton posé sur ses mains, il parut s’ensevelir dans une sorte de rêve éveillé. Marianne vit qu’une étincelle brillait dans ses yeux pâles, habituellement si froids, et se demanda si, en l’écoutant, il n’avait pas évoqué un visage, une silhouette... peut-être un amour auquel il n’aurait pas osé penser, le croyant impossible. Doucement, comme s’il avait parlé, mais se répondant en réalité à elle-même, Marianne murmura :
— Les amours impossibles sont les seules auxquelles je crois... parce que ce sont les seules qui donnent du sel à la vie, les seules qui méritent que l’on se batte pour elles...
— Qu’appelez-vous amours impossibles, Marianne ? Votre amour pour Jason, car vous l’aimez, n’est-ce pas ? n’est pas de ceux que l’on peut qualifier ainsi. Amour difficile, simplement.
— Je crains que non. Sa réalisation me paraît aussi impossible que... (Elle chercha un instant puis lança, très vite) que si, par exemple, vous étiez épris de votre nièce Dorothée et souhaitiez en faire votre maîtresse.
Le regard de Talleyrand tourna, se posa sur celui de Marianne. Il était redevenu plus froid et plus indéchiffrable que jamais.
— Vous avez raison, dit-il gravement. C’est, en effet, un bon exemple d’amour impossible ! Bonne nuit, ma chère princesse... Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais je vous aime beaucoup.
D’un accord tacite, les deux voitures se séparèrent et Marianne, avec un soupir de bonheur, se laissa aller dans les coussins, fermant les yeux pour mieux savourer la paix retrouvée. Elle avait terriblement sommeil maintenant. La tension nerveuse, en se retirant, la laissait épuisée, avide uniquement de retrouver sa chambre paisible, la fraîcheur de ses draps. Elle allait pouvoir si bien dormir, maintenant que Jason ne courait plus aucun danger et que Talleyrand avait réparé sa faute stupide !
Elle baignait toujours dans la même gratitude en rentrant chez elle. Ce fut en chantonnant même qu’elle gravit légèrement le grand escalier de pierre et se dirigea vers sa chambre. Quand elle aurait à nouveau la tête claire, elle trouverait bien un moyen de faire entendre raison à Jason Beaufort et de lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas l’obliger à se séparer de lui pour toujours. Quand il saurait à quel point elle l’aimait, alors peut-être...
En poussant la porte de sa chambre, la première chose qu’elle aperçut fut une paire de chaussures brillantes et typiquement masculines, posées sur un tabouret de taffetas bleu-vert.
— Arcadius ! s’écria-t-elle pensant que le propriétaire des bottes était son ami Jolival, soudainement revenu de voyage, j’ai bien trop sommeil...
La phrase mourut sur ses lèvres. Sous sa main, la porte s’était ouverte en grand, découvrant l’homme qui l’attendait ainsi, étendu dans une bergère. Et Marianne comprit que l’heure du sommeil n’était pas encore venue car celui qui se levait nonchalamment pour un salut aussi profond qu’ironique, c’était Francis Cranmere...
LE PIEGE D’UNE NUIT D’ETE
6
UNE FENETRE OUVERTE SUR LA NUIT...
Les nerfs de Marianne avaient été trop secoués, durant cette soirée, pour que, à la vue de son premier mari, elle éprouvât autre chose qu’un sentiment d’ennui. Si dangereux que pût être le personnage et quelque raison qu’elle eût toujours de le craindre, elle en était arrivée à ce point de détachement qu’elle n’en avait même plus peur. Aussi, sans montrer la moindre émotion, referma-t-elle tranquillement la porte de sa chambre. Puis, sans accorder à ce visiteur intempestif autre chose qu’un regard très froid, elle se dirigea vers sa table à coiffer, jeta son écharpe sur le tabouret de velours et commença à ôter ses longs gants, mais sans pour cela perdre de vue l’image de Francis que reflétait la haute glace.
Elle éprouva une certaine satisfaction à remarquer qu’il semblait déçu. Sans doute s’était-il attendu à un mouvement d’effroi, peut-être à un cri. Cette froideur et ce silence étaient, pour lui, tout à fait inattendus... Poussant le jeu jusqu’au bout, Marianne rectifia d’un doigt distrait l’ordonnance de sa coiffure, prit un flacon de cristal parmi tous ceux qui encombraient la table et passa un peu de parfum sur son cou et ses épaules. Après quoi, elle demanda :
— Comment êtes-vous entré ? Mes serviteurs ne vous ont certainement pas vu, sinon ils m’auraient prévenue.
— Pourquoi donc ? Un serviteur, cela s’achète.
— Pas les miens. Ils ne risqueraient pas leur place pour quelques écus. Alors ?
— La fenêtre, bien entendu ! soupira Francis en se réinstallant dans sa bergère. Les murs de votre jardin ne sont pas tellement hauts... et il se trouve que je suis votre voisin depuis trois jours.
— Mon voisin ?
— Ignorez-vous que vous avez une voisine anglaise ?
Non, Marianne ne l’ignorait pas. Elle entretenait même d’assez bonnes relations avec Mme Atkins, chez qui sa cousine Adélaïde avait jadis trouvé refuge quand elle était recherchée par la police de Fouché. C’était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane, qui s’appelait alors Charlotte Walpole, mais elle avait acquis droit au respect et en même temps droit de cité à Paris en tentant, au prix de sa vie et de sa fortune, de faire évader du Temple la famille royale après la mort de Louis XVI. La police impériale la tolérait. Ce qui étonnait surtout Marianne, c’était que cette femme douce, distinguée et douée d’une bonté profonde pût entretenir des relations amicales avec un homme tel que Francis et elle ne cacha pas sa façon de penser. Lord Cranmere se mit à rire.
— J’irai même jusqu’à dire que cette chère Charlotte m’aime beaucoup. Savez-vous, Marianne, que vous êtes l’une des rares femmes à me trouver odieux et à me détester ? La plupart de vos contemporaines me trouvent charmant, aimable, galant...