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— Ma chère, dans le métier que je fais, le fait de savoir le plus de choses possibles, concernant amis ou ennemis, est souvent une simple question de vie ou de mort. Après tout, vous êtes parfaitement libre de ne pas me croire et d’agir comme bon vous semblera... mais ne m’incriminez pas si, en agissant à la légère, vous déclenchez une catastrophe.

Marianne eut un geste d’impatience. Elle n’avait qu’une hâte : le voir partir et, ensuite, courir vers Jason sans perdre une minute, y aller tout de suite afin d’être bien certaine qu’il n’irait pas à ce rendez-vous insensé. Mais ce qu’elle pensait apparaissait si clairement sur son visage mobile que Cranmere n’eut aucun mal à le saisir. Négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance, il remarqua, tout en redressant d’un doigt distrait un pli de sa haute cravate :

— Courir à Passy à cette heure ne servirait pas à grand-chose, car vous auriez un mal du diable à être reçue... La... señora Pilar (c’est bien son nom ?) veille sur son bonheur conjugal aussi jalousement que le premier Jason sur sa fameuse Toison d’Or. Vous ne verriez qu’elle seule... tandis que je puis vous assurer que, demain soir, cette gracieuse dame se trouvera à Mortefontaine, chez cette étrange reine d’Espagne que l’on a fabriquée avec une petite-bourgeoise marseillaise. Cette malheureuse reine Julie, puisqu’il faut l’appeler ainsi, estime de son devoir d’attirer à elle tout ce qui peut avoir le moindre rapport avec l’Espagne où, d’ailleurs, elle ne mettra sans doute jamais les pieds, son noble époux préférant de beaucoup la laisser dans son coin. Où en étais-je ?...

— Vous étiez sur le point de partir ! lança Marianne crispée.

— Un peu de patience ! Je suis en train de me conduire en preux chevalier, cela vaut la peine de perdre quelques instants. Je disais donc... ah oui ! Que demain la señora ne sera point au logis, que vous aurez la route libre, ma chère princesse, et que... si Beaufort n’est pas un parfait imbécile, il ne tiendra qu’à vous de ne rentrer ici qu’au matin.

Les joues de Marianne se mirent à brûler tandis que son cœur, lui, manquait un battement. Ce que les derniers mots de Cranmere sous-entendaient n’était que trop clair !... Mais si la perspective qu’ils évoquaient avait le pouvoir de la faire trembler de bonheur, ils n’en prenaient pas moins dans cette bouche cynique un sens équivoque et douteux qui lui déplaisait. Cette espèce de bénédiction que lui donnait Francis lui semblait souiller son amour.

— Que d’attentions ! ironisa-t-elle amèrement. Ma parole, on jurerait que l’idée maîtresse de votre vie est toujours de me jeter à tout prix dans les bras de Mr Beaufort ?

Dans sa poche, Cranmere froissa la liasse de billets.

— Vingt-cinq mille livrés sont une belle somme ! fit-il négligemment.

Puis, d’un seul coup, son attitude changea. Se jetant sur Marianne, il saisit son poignet qu’il serra à lui faire mal, tandis qu’il grondait d’une voix furieuse :

— Hypocrite ! Espèce de sale petite hypocrite ! Tu n’as même pas le courage d’avouer ton amour ! Mais il suffisait de regarder l’expression de ton visage, dans cette loge de théâtre, pour comprendre que tu crèves d’envie d’être à lui ! Seulement, ce serait trop humiliant, n’est-ce pas, d’avouer qu’après la farce de Selton, après tes grands airs et ta vertueuse indignation, tu en es venue à l’aimer ! Combien de fois, dis-moi, as-tu regretté ton attitude stupide ? Combien de nuits solitaires as-tu gaspillées à regretter cette nuit-là ? Dis ? Combien ?...

D’une brusque torsion de son bras, Marianne l’arracha de la main qui le serrait puis, courant vers son lit, elle saisit le gland doré de la sonnette.

— Sortez d’ici ! Vous avez votre argent, alors, partez ! Et vite, sinon j’appelle mes gens !

La colère disparut comme un nuage de la figure crispée de Francis. Il prit une profonde respiration, haussa les épaules et se dirigea lentement vers la fenêtre.

— Inutile ! Je m’en vais ! Dans un instant, vous allez me dire que cela ne me regarde pas et, après tout, vous avez raison. Mais je ne peux m’empêcher de penser que... tout eût peut-être été différent si vous aviez été moins sotte !

— Et vous moins vil ! Ecoutez ceci, Francis : je n’ai jamais rien regretté de ce qui s’est passé et je ne regrette encore rien.

— Pourquoi ? Parce que Napoléon vous a appris l’amour et vous a faite princesse ?

Négligeant l’interrogation, Marianne secoua la tête.

— A Selton, vous m’avez rendu un immense service en me donnant le goût de la liberté. Votre seule excuse, si tant est que vous en eussiez une, est d’avoir tout ignoré de moi. Vous me croyiez faite du même bois que vous ou vos amis et c’était une erreur. Quant à Jason, je suis prête à crier au monde entier que je l’aime, et de cela aussi je peux vous remercier car, si j’avais souscrit à votre répugnant marché, je ne l’aimerais pas autant ! Enfin, si j’ai regretté quelque chose, c’est de n’avoir pas compris immédiatement l’homme qu’il était et de ne l’avoir pas suivi, comme il me l’a demandé la première nuit... mais j’ai, grâce à Dieu, assez d’amour et assez de jeunesse pour attendre le bonheur autant qu’il le faudra ! Parce que je sais, je sens, qu’un jour je le tiendrai...

— Eh bien, mais... c’est tout le mal que je vous souhaite !

Et sans rien ajouter de plus, il sortit sur le balcon, enjamba la balustrade et se laissa glisser au-dehors. Un instant, Marianne, qui s’était avancée vers la fenêtre, vit ses mains très blanches accrochées à l’appui de fer forgé. Puis il y eut le choc sourd d’une chute, immédiatement suivi de pas légers, rapides, fuyant vers le mur de la maison voisine. Machinalement, Marianne franchit à son tour la porte-fenêtre et fit quelques pas sur le balcon, cherchant, à la fois, à calmer l’agitation de son cœur et à mettre de l’ordre dans ses idées.

Sa première impulsion la poussait à sonner Gracchus pour demander ses chevaux et à se faire conduire à Passy sans plus tarder, mais les paroles de Francis trouvaient leur chemin dans son esprit et, malgré tout ce qu’elle savait de lui, elle ne pouvait s’empêcher d’en reconnaître la justesse. Qui pouvait dire comment réagirait l’Espagnole quand elle apparaîtrait devant elle, au cœur de la nuit ? Accepterait-elle seulement d’avertir son mari ? Ou bien trouverait-elle, dans l’aversion que lui inspirait Marianne, une excellente raison de ne pas croire un mot de ce qu’elle lui dirait ? Et si, pour attirer malgré tout l’attention de Jason, Marianne faisait du tapage, n’en résulterait-il pas un scandale qui ne ferait de bien à personne... L’idée d’envoyer Gracchus seul, avec un mot, ne la séduisait pas davantage parce qu’elle savait qu’elle n’aurait ni trêve ni repos tant qu’elle ne serait pas pleinement rassurée sur le sort de Jason. Peut-être n’aurait-elle pas trop de toutes ses supplications, de toutes ses larmes, pour le faire renoncer à un rendez-vous dont il attendait peut-être beaucoup... Le mieux serait sans doute d’attendre le jour et, dès son lever, de se faire conduire chez Beaufort.

Oppressée, Marianne passa sur son front une main qui tremblait et respira profondément deux ou trois fois pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. La nuit était silencieuse et douce. Sa voûte profonde scintillait d’étoiles et, du jardin, avec le murmure argentin et mélancolique du petit jet d’eau, montait le parfum des roses et du chèvrefeuille. C’était une nuit qu’il devait faire bon vivre à deux et Marianne poussa un soupir en songeant à cet étrange et tenace caprice du destin qui semblait la condamner, elle que tant d’hommes désiraient, à une perpétuelle solitude. Femme sans mari, maîtresse sans amant, mère privée de l’enfant dont, à l’avance, elle chérissait la forme fragile et si souvent imaginée, n’y avait-il pas là une injustice du destin, une espèce de dérision ? Que faisaient, à l’heure présente, les hommes qui pesaient de quelque poids dans sa vie ? Celui qui venait de partir si rapidement avec, dans les yeux, une étrange expression de lassitude, que faisait-il maintenant, chez Mme Atkins, cette femme douce et romanesque dont toute la vie n’était plus que la longue attente du retour de l’Enfant du Temple, de ce petit Louis XVII qu’elle était persuadée d’avoir contribué à arracher de sa prison ? Que faisait le centaure masqué de blanc de la villa Sant’Anna, dont l’effroyable solitude semblait vouloir se refléter dans celle de son artificielle épouse ? Quant à ce que pouvait faire Napoléon, sous les lambris dorés de Compiègne, en compagnie de son Autrichienne et en admettant qu’il ne soit pas occupé à soigner l’une des multiples indigestions d’une épouse aimant un peu trop la pâtisserie, Marianne l’imaginait sans peine, mais n’en éprouvait plus aucune souffrance. L’éclat et l’ardeur du soleil impérial, un temps, l’avaient éblouie, mais le soleil s’était couché dans un lit bourgeoisement conjugal et en avait quelque peu perdu de sa fascination.