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— Quand vous voudrez ! fit-il froidement. Je n’aime pas beaucoup que l’on vienne interrompre mes plaisirs.

— Drôles de plaisirs ! Mais, si vous le voulez bien, nous allons régler ça dans le jardin. Il me semble, ajouta-t-il en désignant du bout de son arme les rideaux arrachés, la fenêtre brisée, le vase en miettes et la large flaque d’eau que le tapis absorbait lentement, que, pour cette nuit, les dégâts sont suffisants !

Froidement, Marianne remarqua avec un petit rire méprisant :

— Le comte n’a pas le droit de se battre ! Il devrait déjà être sur le chemin de son pays. Il est en mission.

— Je suis déjà en retard, affirma Tchernytchev, alors un peu plus un peu moins... Je ne prendrai d’ailleurs que tout juste le temps de tuer cet intrus... l’un de vos amants, sans doute !

— Non, corrigea Fournier avec une menaçante amabilité, mais celui de sa meilleure amie ! Allons, Tchernytchev, cessez de faire l’imbécile ! Vous savez parfaitement qui je suis. On n’oublie pas le premier sabreur de l’Empire quand on l’a, une fois, rencontré sur un champ de bataille, ajouta-t-il avec un naïf et superbe orgueil. Rappelez-vous Austerlitz !

— Et vous, intervint Marianne, rappelez-vous votre situation actuelle ! Sur la mémoire de mon père, je donnerais dix ans de ma vie pour voir ce soudard raide mort, mais avez-vous songé à ce qui se passera si vous le tuez ? Vous sortez de prison. L’Empereur vous y renverra immédiatement.

— Et avec joie, approuva Fournier. Il me déteste !

— Je ne sais pas s’il en sera heureux, mais il vous y renverra... et pour combien de temps ? Cet homme doit être couvert par l’immunité diplomatique. Ce sera la fin de votre carrière... et je vous dois trop pour vous laisser faire cela... même si j’en meurs d’envie.

D’un geste insouciant, Fournier-Sarlovèze fouetta l’air de sa lame nue et haussa les épaules.

— J’essaierai de ne pas le tuer tout à fait ! J’espère qu’une bonne leçon lui suffira et, comme il est en faute, lui aussi, je crois qu’il saura se taire ! Quant à vous, princesse, inutile d’insister : aucune force au monde ne peut m’empêcher de croiser le fer avec un Russe quand j’en trouve un ! Comprenez donc que c’est du gâteau pour moi ! Vous venez, vous ?

Les derniers mots, bien sûr, s’adressaient à Tchernytchev qui n’eut même pas le temps de répondre. Déjà, Fournier-Sarlovèze, vif comme l’éclair, avait enjambé le balcon et s’était laissé tomber dans le jardin. Son adversaire suivit, plus lentement, et non sans s’arrêter un instant devant Marianne qui, les bras croisés sur sa poitrine, le regardait avec des yeux brûlants de haine.

— Il ne me tuera pas, dit-il d’une voix où demeuraient les traces de son ivresse à peine dissipée, et je reviendrai !

— Je ne vous le conseille pas !

— Je reviendrai tout de même, et tu me suivras ! Je t’ai marquée de mon sceau.

— Une brûlure s’efface... au besoin par une autre brûlure ! Je me ferai arracher la peau, lança Marianne avec un accent sauvage, plutôt que de conserver la moindre marque de vous ! Partez ! Ne remettez jamais les pieds ici ! Et, au cas où vous oseriez passer outre, sachez que l’Empereur saurait, clans l’heure suivante, ce qui s’est passé, dussé-je lui montrer ce que vous avez osé faire.

— Que m’importe ? Le Tzar est mon seul maître !

— Comme je n’ai, moi, d’autre maître que l’Empereur ! Et il est possible que le vôtre n’apprécie pas la colère du mien.

Tchernytchev allait sans doute répondre mais, du jardin, parvint la voix impatiente de Fournier.

— Vous descendez, ou bien faut-il aller vous chercher ?

— Allez, monsieur, fit Marianne, mais apprenez encore ceci : je manie les armes comme un homme et si vous osez franchir à nouveau le seuil de cette maison, en admettant que vous en sortiez vivant, sachez que je vous abattrai comme un chien !

Pour toute réponse Tchernytchev haussa les épaules, puis se rua vers le jardin dans lequel il plongea plus qu’il ne descendit. Un instant plus tard, les deux hommes tombaient en garde sur la petite pelouse ronde qui formait le centre du jardin. Serrant contre elle son déshabillé de soie verte, Marianne fit quelques pas sur le balcon pour voir le duel. Les sentiments qu’elle éprouvait étaient mitigés. Sa rancœur lui faisait souhaiter la mort sans phrase de son lâche agresseur, mais la reconnaissance qu’elle éprouvait envers le général lui faisait espérer qu’il n’allât pas, pour punir la férocité d’un sadique, briser irrémédiablement sa carrière.

Les lumières de la chambre que Marianne avait rallumées avant de sortir mettaient une auréole claire autour des deux duellistes, arrachant des éclairs aux lames nues des sabres qui, en se choquant, lançaient des étincelles. Les deux adversaires étaient de force sensiblement égale. Le Russe, un peu plus grand que le Français, semblait plus puissant mais, sous sa minceur méridionale, Fournier cachait une force redoutable et une extrême agilité. Il était partout à la fois, dansant autour de son adversaire un mortel ballet et l’enveloppant d’une étincelante toile d’araignée.

Fascinée, reprise malgré elle par ce goût étrange et garçonnier qu’elle avait toujours eu pour le redoutable jeu des armes, Marianne suivait avec passion les phases diverses du duel quand, soudain, une tête apparut au-dessus du mur du fond du jardin, celui qui le séparait de la rue de l’Université et que, tour à tour, Tchernytchev et Fournier avaient franchi, une tête coiffée d’un inquiétant bicorne. Une autre tête apparut, puis une troisième...

« Les gendarmes ! pensa Marianne. Il ne manquait plus qu’eux ! »

Elle se penchait déjà sur le balcon pour conseiller aux deux hommes de mettre bas les armes, mais il était trop tard. Une voix rude intimait :

— Les duels sont interdits, messieurs ! Vous devriez le savoir ! Au nom de l’Empereur, je vous arrête.

Tranquillement, Fournier mit son sabre sous son bras et offrit au brigadier occupé à franchir le mur, sans doute grâce au cheval sur le dos duquel il était monté, un sourire d’une désarmante innocence.

— Un duel ? Où diable prenez-vous cela, brigadier ? Mon ami et moi faisions simplement quelques passes d’armes, rien de plus.

— A 4 heures du matin ? Et devant une dame qui n’a pas l’air de trouver ça tellement drôle ? fit le brigadier en levant les yeux vers une Marianne plutôt désemparée.

Très vite elle avait compris que l’arrivée des gendarmes constituait la véritable catastrophe de la soirée : un duel, chez elle, en pleine nuit, entre Tchernytchev et Fournier, après ce qui s’était déjà passé au Théâtre-Français, c’était le scandale assuré, la colère de l’Empereur, tellement à cheval sur la respectabilité de son entourage depuis qu’il avait épousé son archiduchesse, des sanctions sévères pour les coupables, la réputation de Marianne fortement endommagée. Sans compter que Tchernytchev étant russe et en mission, l’affaire pouvait tourner par-dessus le marché à l’incident diplomatique. Il fallait essayer d’arranger cela et tout de suite ! Et comme le brigadier, après avoir enfin sauté son mur, avertissait les deux adversaires qu’il allait les conduire au plus proche commissariat de police, elle se pencha vivement sur la balustrade.

— Un instant, brigadier ! Je descends ! Nous causerons plus commodément au salon.

— Je ne vois pas ce que nous pourrions dire, madame. Les duels sont formellement interdits. Et malheureusement pour ces messieurs, en faisant une ronde nous avons entendu le bruit des armes. Le cas est clair.

— Peut-être moins que vous ne le pensez ! Mais faites-moi tout de même la grâce de m’attendre. D’ailleurs, il faut que je fasse ouvrir les portes... à moins que vous ne souhaitiez emmener ces messieurs en passant de nouveau par-dessus le mur ?