— Permettez, monsieur ! Lorsque j’en aurai fini, vous verrez qu’il vous est impossible d’accuser plus longtemps M. Beaufort car, dans mon récit, vous trouverez les noms des véritables coupables de cette... chose atroce !
Sa voix se fêla tandis que l’infaillible enregistreur qu’était sa mémoire lui rappelait ce qu’elle venait de voir. Son ami Nicolas, si bon, si courageux, massacré d’ignoble façon par ceux-là mêmes qu’il aurait dû abattre. Marianne ne s’expliquait pas comment le crime avait pu avoir lieu dans la maison habitée par Jason, cette maison appartenant à un homme de la plus grande honorabilité. Mais elle savait, de toute la certitude clairvoyante de sa peine, de sa colère et de sa haine aussi, qui avait fait cela ! Dût-elle le crier à la face du Tout-Paris et y laisser à jamais sa réputation, elle ferait poursuivre les vrais coupables et obtiendrait justice !... L’inspecteur Pâques, cependant, marquait un léger fléchissement, une hésitation en face d’une femme parlant avec tant de fermeté et d’assurance.
— Tout cela est bel et bon, Madame la Princesse, mais il n’en demeure pas moins que le crime a bien été commis, le cadavre découvert ici...
— Le crime a été commis mais pas par M. Beaufort ! Le véritable meurtrier, c’est l’auteur de ce torchon, s’écria-t-elle en désignant le papier jaune que Pâques avait conservé entre ses doigts. C’est l’homme qui me poursuit d’une haine féroce depuis le jour fatal où je l’ai épousé. C’est mon premier mari, lord Francis Cranmere, un Anglais... et un espion.
Tout de suite, Marianne eut la sensation que Pâques ne la croyait pas. Il regardait alternativement le papier jaune et Marianne, avec un drôle d’air. Finalement, il s’en tint au papier qu’il agita doucement sous le nez de la jeune femme :
— Autrement dit : l’homme que vous avez tué ? Vous me prenez pour un imbécile, madame !
— Mais il n’est pas mort ! Il est en France, il se cache sous le nom du vicomte...
— Trouvez autre chose, madame, coupa l’inspecteur avec colère, et cessez de tenter une diversion avec des contes de bonne femme ! Il est toujours facile d’accuser les fantômes ! Je vous rappelle que cette maison passe aussi pour hantée, au cas où vous seriez à court d’imagination. Je ne crois, moi, qu’à la réalité...
Indignée, Marianne allait peut-être plaider encore, rappeler à ce fonctionnaire méfiant son influence auprès de l’Empereur, la haute position qu’elle occupait dans la Société, ses relations, jusqu’à son rôle passé dans les rangs les plus discrets des agents de Fouché, quelque honte qu’elle éprouvât encore en évoquant ces heures noires de sa vie... quand quatre policiers, deux portant des lanternes et deux maintenant solidement un grand gaillard vêtu assez pauvrement, à la manière des gens de mer, des vêtements de laine grossière, débouchèrent dans le chemin.
— Chef ! On vient de trouver cet homme dans les buissons, près du mur qui longe la route de Versailles. Il allait l’escalader pour s’enfuir, dit l’un d’eux.
— Qui est-ce ? grogna Pâques.
Mais, de la façon la plus inattendue, ce fut Jason qui répondit à la question. Il avait arraché la lanterne des mains de l’un des policiers et l’avait approchée du visage du prisonnier. Une figure osseuse, aux yeux couleur de charbon, au nez cassé, surgit à la fois de la nuit et d’un col crasseux.
— Perez ! Qu’est-ce que tu fais là ?
L’homme avait l’air affolé. Malgré son apparence vigoureuse, il tremblait si fort que, sans la double poigne qui le maintenait debout, il serait peut-être tombé à terre.
— Vous connaissez cet homme ? interrogea Pâques, fronçant déjà les sourcils.
— C’est l’un de mes hommes ! Ou plutôt, c’était un homme de mon équipage, car je l’ai chassé de mon bord en touchant terre à Morlaix... C’est une affreuse crapule ! s’écria Jason avec indignation. Je ne comprends pas ce qu’il fait ici.
L’homme poussa un beuglement de taureau assassiné et se laissa tomber à terre sans que les policiers, surpris, puissent le retenir. Sur les genoux, il se traîna vers Jason dont il agrippa le bras, gémissant et pleurant tout à la fois.
— Non, Patron... non, faites pas ça ! Pitié ! M’abandonnez pas !... Sans ça je suis perdu ! C’est pas ma faute si j’ai pas eu le temps de l’enlever... On allait le faire, Jones et moi, quand on a vu arriver ces hommes... les gens de police.
Stupéfaite, Marianne écoutait ces paroles hachées, débitées en mauvais français avec un lourd accent espagnol et apparemment sans suite logique mais qui lui paraissaient terribles. Elle comprit que le destin s’acharnait et que, plus jamais, l’inspecteur Pâques ne l’écouterait puisque, maintenant, il tenait un soi-disant témoin. Cependant, la colère emportait Jason qui venait d’empoigner l’homme par son col crasseux et le décollait de terre à la seule force de ses poignets.
— Enlever qui ? Enlever quoi ?
— Mais... le corps, patron ! Le... cadavre ! larmoya l’autre à demi-étranglé ! Jones s’est enfui dès qu’il a compris qu’on était en danger... Moi, j’avais si peur que j’ai mis plus longtemps... et quand j’suis arrivé au bas du jardin... l’avait refermé la porte sur le grand chemin... Alors, j’ai essayé d’sauter l’mur ! Pitié !... Vous m’tuez, patron !
Le dernier mot ne fut qu’un râle. Fou de rage, les yeux étincelants, le corsaire serrait si fort la gorge de l’homme entre ses poings crispés qu’il était sur le point de la broyer. Son profil acéré tout près du visage congestionné du marin, il cracha :
— Menteur !... Quand t’ai-je donné un ordre quelconque depuis que je t’ai fait fouetter et chasser du navire pour vol ? Tu vas le dire, crapule ! Tu vas avouer tout de suite que tu as menti, sinon...
— Ça suffit ! ordonna sèchement l’inspecteur en se portant au secours de Perez. Laissez cet homme ! Vouloir le tuer c’est avouer qu’il dit vrai ! Hola, vous autres !
Les quatre policiers n’avaient pas attendu cet ordre pour se jeter sur Jason. Perez, libéré d’un seul coup, tomba lourdement à terre et se mit à masser son cou douloureux en pleurnichant.
— Vouloir m’tuer ! Moi !... Après c’que j’ai voulu faire pour vous !... Si c’est pas malheureux !
Devant Jason maîtrisé, le misérable se relevait lentement, hochant la tête comme s’il était sous le coup d’une sainte et cruelle indignation :
— Toujours la même chose, les gens d’la haute !... Quand leurs coups réussissent pas, y s’en prennent toujours au pauv’monde ! A quoi qu’ça sert le dévouement...
— Mais cet homme ment ! s’écria Marianne qui considérait avec un mépris plein de dégoût l’immonde comédie que jouait cet inconnu, car ce ne pouvait être qu’une comédie, un acte de la pièce diabolique montée par Francis pour perdre Jason et la perdre avec lui. Comment ? Par quel moyen ? Elle n’en savait rien mais son instinct, sa sensibilité aiguë de femme aimante lui criaient que tout cela avait été préparé savamment, sciemment.
— Naturellement, il ment ! lança Jason froidement. Mais, apparemment, seuls les menteurs rencontrent quelque crédit cette nuit... J’ignore ce que ce misérable fait ici, mais il a certainement été acheté !
— C’est ce qu’il faudra établir ! coupa l’inspecteur avec sévérité ! Ce sera le travail du juge impérial !
En attendant, Monsieur, au nom de Sa Majesté l’Empereur et Roi, je vous arrête !
— Non ! hurla Marianne éperdue. Non ! Vous ne pouvez pas ! Il est innocent !... Je le sais ! Je sais tout ! Je vous dis que je sais tout, cria-t-elle en se lançant sur la trace de Jason que les policiers emmenaient déjà. Lâchez-le ! Vous n’avez pas le droit !