Comme une furie, elle s’était retournée vers Pâques occupé à remettre Perez à l’un de ses hommes après lui avoir passé les menottes et hurlait : Vous entendez ? Vous n’avez pas le droit ! Demain j’irai aux pieds de l’Empereur ! Demain il saura tout ! Il m’écoutera.
— En voilà assez, Madame ! Taisez-vous si vous ne voulez pas que je vous embarque vous aussi ! Votre complicité dans ce crime n’est pas totalement prouvée et je vous laisse en liberté, mais en liberté surveillée... et à la seule condition que vous vous taisiez ! On va vous reconduire à votre voiture, puis chez vous, d’où vous ne bougerez sous aucun prétexte ! Et sachez qu’on vous aura à l’œil.
Les nerfs de Marianne cédèrent d’un seul coup. Elle se laissa tomber sur le banc de pierre et se mit à sangloter la tête dans les mains, achevant d’épuiser le peu de forces qui lui restait. Au même moment, du pavillon de billard, deux hommes sortirent portant sur une civière une grande forme inerte recouverte d’une toile déjà maculée de sinistres traînées sombres. Hébétée, Marianne, l’esprit et le regard vidés de toute pensée, les vit passer devant elle, ne sachant plus si ses larmes désespérées s’adressaient davantage à l’homme courageux et bon qui, par deux fois, l’avait sauvée et que l’on emportait maintenant, égorgé comme un pourceau, ou à l’homme qu’elle aimait de tout son être et que l’on accusait si injustement du crime d’un misérable. Car, pour elle, la culpabilité de Cranmere ne faisait aucun doute. C’était lui qui avait tout machiné, lui qui avait tendu chacun des fils ténus et gluants de la mortelle toile d’araignée, lui encore qui avait frappé Nicolas Mallerousse, faisant ainsi d’une pierre deux coups : il était débarrassé d’un ennemi gênant et il noyait dans un bain de sang la vie de Marianne comme la vie de Jason. Comment avait-elle pu être assez sotte, assez aveugle, pour croire une seule de ses paroles ? Par amour, elle s’était faite la complice d’un bandit et l’agent de mort de ceux qu’elle aimait le plus au monde.
Lentement, elle se leva et, comme une somnambule, suivit la civière, fantôme fragile dans sa robe blanche dont l’ourlet portait les sombres traces du crime. Parfois, un sanglot déchirait sa poitrine et résonnait faiblement dans la nuit maintenant douce et parfumée. Silencieusement, frappé peut-être par la douleur de cette femme dont Paris, la veille encore, admirait en les jalousant la fortune et la beauté et qui avait tellement l’air d’une orpheline parvenue au pire degré de la misère en suivant ce simulacre de convoi funèbre, l’inspecteur Pâques prit à son tour le chemin de la maison après avoir laissé la civière prendre quelques pas d’avance.
La grande maison blanche, faite pour le bonheur cl la douceur de vivre et où, cependant, Marianne avait cru entendre pleurer une ombre désolée, surgit des arbres éclairée comme pour une fête, mais Marianne ne voyait rien que cette toile tachée de sang qui la précédait, n’entendait rien que les voix de son chagrin et du désespoir. Du même pas d’automate, elle traversa les groupes noirs des policiers massés sur les terrasses, monta le doux escalier comme s’il eût été l’échelle même de l’échafaud, entra dans le salon où elle avait connu un si bref et si merveilleux instant de bonheur et gagna le vestibule, obéissant machinalement à l’inspecteur dont la voix, venue de bien loin, lui indiquait que sa voiture l’attendait dans la cour.
Elle était si absente qu’elle ne tressaillit même pas quand une forme noire – une autre mais il y en avait déjà tellement eu depuis une heure ! - se dressa devant elle. C’est sans émoi, sans même se demander comment l’épouse espagnole de Jason se trouvait là elle aussi, qu’elle croisa le regard brûlant de haine de Pilar et c’est tout juste si elle prêta l’oreille aux quelques mots vengeurs que l’Espagnole y sifflait dramatiquement :
— Mon époux a tué pour toi ! Mais ce n’est pas pour cela qu’il va mourir ! C’est de toi ! De t’avoir aimée, maudite !
Sans regarder Pilar, Marianne haussa les épaules avec lassitude, ébauchant seulement un geste pour écarter l’ombre importune ! Cette femme déraisonnait ! Jason n’allait pas mourir ! Il ne pouvait pas mourir !... dû moins pas sans Marianne. Dès lors, quelle signification profonde pouvait bien avoir ce mot de mort que l’on agitait devant elle comme un hochet funèbre ?
Dans la masse des policiers, des domestiques et des curieux, Marianne aperçut la ronde figure de Gracchus ravagée d’inquiétude et, dominant le tout, le toit de sa voiture. Instinctivement, elle tendit la main vers ce visage ami, vers cette île familière, appelant faiblement :
— Gracchus !...
D’un bond, bousculant irrésistiblement ce qui le séparait de sa maîtresse, le jeune garçon se jeta vers elle.
— Je suis là, Mademoiselle Marianne.
Elle s’agrippa à son bras, chuchotant :
— Emmène-moi, Gracchus... emmène-moi !
Le monde, alors, vira sur lui-même, emportant dans un maelstrom écœurant les visages, les arbres, la maison blanche et ses lumières. Marianne, parvenue à l’extrême limite d’elle-même, glissa dans une miséricordieuse inconscience. Elle n’entendit même pas l’apostrophe furieuse que Gracchus, avant de l’enlever de terre, lançait en pleurant et en retrouvant d’instinct l’argot de ses halles natales, à l’inspecteur Pâques médusé :
— Si tu l’as tuée, espèce de sale roussin, j’irai d’mander la tronche au P’tit Tondu ! Et j’te fiche mon billet qu’y m’la donnera !...
8
L’ETAU SE RESSERRE...
Sous des dehors singulièrement rébarbatifs, dus à la fréquentation assidue des voyous, bandits, assassins et malfaiteurs de tout poil, l’inspecteur Pâques cachait une certaine dose de finesse. L’arrestation de Jason Beaufort ne fit aucunement le bruit auquel on aurait pu s’attendre. Elle n’avait eu pour témoins que quelques rares villageois de Passy attirés par le bruit et les quatre journaux de l’empire, dûment tenus en brides par la police et par une impitoyable censure, n’en soufflèrent mot. En outre, la plus grande partie de la société quittait Paris pour ses châteaux ou pour les stations thermales à la mode et, de ce fait, n’apprit la nouvelle que beaucoup plus tard. En dehors du ministre de la Police, de la reine d’Espagne, chez qui Pilar Beaufort trouva immédiatement refuge, de Talleyrand que Marianne, éperdue, fit prévenir dès l’aube et, bien entendu, de l’Empereur, personne ne fut mis au courant.
En ce qui concernait Marianne, d’ailleurs, la consigne de silence avait été immédiate, formelle. Dès le lendemain soir, Savary, accouru chez la jeune femme, lui signifiait que, par ordre de Napoléon, ses services avaient reçu l’ordre de ne prononcer en aucun cas le nom de la princesse Sant’Anna. Cette faveur, Marianne l’admit difficilement.
— Comment pourrait-on ne pas parler de moi alors qu’un abject billet anonyme accuse M. Beaufort d’avoir tué pour moi ?
Le duc de Rovigo toussota et s’agita sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. Il avait passé dans le cabinet de l’Empereur un de ces quarts d’heure pénibles dont Napoléon paraissait détenir le secret, et les accents irrités de la voix impériale résonnaient encore à ses oreilles.
— Sa Majesté pense que l’inculpé aurait fort bien pu tuer pour vous, princesse, mais Elle a bien voulu me tenir informé des... euh... des liens amicaux qui vous unissaient à la victime et Elle m’a déclaré que vous tenir pour responsable de sa mort, de quelque manière que ce soit, serait pure sottise !
Napoléon avait, en fait, employé un terme infiniment plus énergique et militaire, mais Savary ne pensait pas que la lettre de ces paroles, si augustes fussent-elles, eût sa place dans un salon. Marianne, cependant, s’étonnait :