— Vous en tenir informé ? Voyons, monsieur le Duc, vous êtes bien ministre de la Police ? Comment le successeur de M. Fouché peut-il ignorer qu’à mon arrivée à Paris c’est sous le nom de Marianne Mallerousse que je suis entrée comme lectrice chez Mme de Talleyrand-Périgord... et que, dans les fichiers du quai Malaquais, je portais le pseudonyme de l’Etoile ?
— Vous semblez, Madame... de même que l’Empereur, hélas, oublier que M. le Duc d’Otrante ne m’a guère laissé de matériaux valables pour reprendre sa suite et qu’il a brûlé ses dossiers et ses fiches durant trois jours... trois jours ! soupira-t-il avec accablement. Et l’Empereur me le reproche comme si j’avais pu prévoir pareille noirceur ! Il me faut tout recommencer de zéro, chercher patiemment qui travaillait pour nous, sur qui je peux encore compter.
— Pas sur moi, en tout cas ! coupa Marianne peu intéressée par les déboires du ministre et connaissant trop Fouché pour imaginer sans peine le plaisir pervers qu’il avait pu prendre à faire place nette devant son successeur. Mais là n’est pas la question : il faut que je voie l’Empereur, Monsieur le Duc, il le faut absolument ! Il est impensable que je laisse s’accomplir un acte aussi injuste et aussi abominable que la mise en accusation de M. Beaufort. Lui imputer un assassinat aussi sordide, alors qu’il s’est toujours comporté en ami sincère de notre pays, est une monstruosité ! M. de Talleyrand, qui le connaît aussi bien que moi, pourrait vous dire...
— Rien, Madame ! fit Savary en hochant tristement la tête. Sa Majesté a prévu que vous désireriez la voir... et Elle m’a chargé de vous dire qu’il ne saurait en aucun cas en être question !
Sous ce coup direct, administré d’une voix compatissante mais ferme, Marianne pâlit :
— L’Empereur... refuse de me voir ?
— Oui, Madame. Il m’a dit qu’il vous ferait appeler lorsqu’il le jugerait opportun, ce qui n’est pas le cas en ce moment car, d’après certaines apparences, M. Jason Beaufort serait moins notre ami que vous le pensez !
— Et même si cela était ? s’écria Marianne avec passion. Même s’il nous haïssait ? Serait-ce une raison suffisante pour le laisser sous le coup d’une accusation inique et stupide ?
— Ma chère princesse, il s’agit d’une affaire grave sur laquelle il importe de faire toute la lumière. Laissez donc à la justice le soin de rechercher la vérité totale sur le crime de Passy !
— Justement ! La justice ne peut que gagner à m’entendre. J’étais avec M. Beaufort tandis que le crime s’accomplissait et, de plus, je sais qui est, ou plutôt qui sont les véritables meurtriers de Nicolas Mallerousse. Donc, même si l’Empereur refuse de m’entendre, vous devez, vous, monsieur le Duc, écouter ce que j’ai à dire. L’homme qui a tué, et qui a soigneusement maquillé son crime pour le faire retomber sur un autre, c’est...
Il était écrit que personne ne voudrait entendre Marianne. Dans un geste plein d’apaisement, Savary posa un court instant sa main sur la sienne tout en lui coupant la parole :
— Ma chère princesse, je vous ai dit que l’Empereur interdisait que l’on vous mêlât à cette affaire ! Faites donc confiance à mes services pour trouver le véritable meurtrier... s’il n’est pas celui que nous croyons !
— Mais, au moins, écoutez-moi ! Vous devez admettre, puisque j’étais là, puisque je sais tout, que je suis un témoin valable ! Même si cela doit rester entre nous, cela vous évitera de faire fausse route !
— Valable, peut-être... mais certainement pas impartial ! Madame, ajouta très vite Savary, coupant court ainsi à une nouvelle protestation de la jeune femme, je n’en ai pas encore fini avec les ordres de l’Empereur vous concernant !
— Les ordres ? répéta-t-elle péniblement impressionnée.
Le duc de Rovigo éluda cette demi-question qui eût amené peut-être une explication cruelle et se contenta de développer sa mission, en prenant toutefois la peine d’en adoucir les termes :
— Sa Majesté désire que vous quittiez Paris ces jours prochains pour vous rendre dans tel lieu qui vous semblera agréable.
Cette fois, Marianne se dressa, insensible à la peine prise par le ministre pour enrober la cruauté de l’ordre, car c’en était bien un.
— Brisons là, monsieur le Duc : l’Empereur m’exile ? Alors, dites-le franchement.
— Nullement, madame, fit Savary avec un petit soupir qui en disait long sur son envie d’être ailleurs, nullement ! Simplement, Sa Majesté désire que vous alliez passer l’été hors de Paris, où il vous plaira, mais au moins à cinquante lieues... l’été et peut-être aussi l’automne ! Rien de plus naturel, d’ailleurs : la plupart de nos belles quittent Paris pour une ville d’eaux... ma propre femme se rend prochainement aux eaux de Plombières, vous ne ferez que suivre le mouvement général. C’est un déplacement, somme toute, très naturel si l’on considère que vous avez été gravement malade à la suite du drame de l’ambassade d’Autriche. Votre santé parfaitement rétablie, vous nous reviendrez, princesse, plus belle que jamais et nul ne sera plus heureux de vous revoir que votre serviteur.
Sourcils froncés, parfaitement insensible à cette inutile galanterie, Marianne avait écouté attentivement chacune des paroles de son visiteur. Elle ne comprenait pas ce besoin aussi subit qu’impérieux de l’envoyer aux eaux et seulement pour une période relativement courte, si l’on admettait qu’elle eût encouru la colère impériale. Quand Napoléon ordonnait à l’un de ses sujets, coupable de lui avoir déplu, de s’éloigner, c’était généralement pour beaucoup plus longtemps. Et, comme elle n’aimait pas laisser une question sans réponse quand il était possible d’en obtenir une, elle formula nettement sa pensée :
— La vérité, monsieur le Ministre, je vous en prie ! Dites-moi la raison pour laquelle Sa Majesté tient tellement à ce que je prenne les eaux ?
Les yeux verts exigeaient impérieusement au moins autant qu’ils imploraient et Savary, avec un nouveau soupir, capitula :
— La vérité, la voici : l’Empereur, je vous l’ai dit, ne veut pas que votre nom soit mêlé à cette affaire. Or, suivant la tournure qu’elle prendra, il y aura ou n’y aura pas jugement pour M. Beaufort. Si procès il y a, il se déroulera sans doute vers octobre ou novembre... et l’Empereur ne veut pas vous savoir à Paris jusqu’à ce que tout ne soit terminé !
— L’Empereur veut que j’abandonne mon meilleur ami ?... Bien plus ! et vous pourrez le lui dire, monsieur le Duc, car je le crois capable d’entendre cette vérité-là : l’homme que j’aime ?
— Sa Majesté s’attendait à votre réaction : c’est pourquoi Elle ordonne... et refuse de vous voir !
— Et si, moi aussi, je refuse ? s’exclama la jeune femme frémissante. Si je veux rester malgré tout ?
Le ton paisible et doucement résigné de Savary se chargea alors, subitement, d’une dureté nouvelle. Il se fit menaçant avec discrétion :
— Je ne vous le conseille pas ! Vous n’avez aucun intérêt à forcer l’Empereur à reconnaître que vous êtes impliquée dans cette affaire. Songez qu’en vous infligeant une pénitence... légère, vous ne pouvez le nier, il songe surtout à vous tenir à l’écart d’un scandale dont le nom que vous portez ne se relèverait pas ! Dois-je vous rappeler qu’outre M. Beaufort, un autre homme se trouve actuellement en prison à cause de vous ? Quand une femme, portant un grand nom, vit éloignée de son mari, on apprécie peu qu’en vingt-quatre heures deux hommes prennent, à cause d’elle, le chemin de la prison : l’un pour meurtre, l’autre à cause d’un duel scandaleux avec un officier étranger qui, par hasard, avait justement invité le premier de ces deux hommes à venir sur le terrain. Au surplus, conclut le ministre, un éclat qui contraindrait à user envers vous d’une extrême sévérité ne vous rapprocherait même pas de votre ami : la distance est grande entre la prison Saint-Lazare, où l’on met les femmes, et la Force, où M. Beaufort a été conduit ! Ne vaut-il pas mieux rester libre, même à cinquante lieues, pour lui comme pour vous ? Croyez-moi, madame, obéissez, dans l’intérêt même de votre ami.