Alors, Marianne, vaincue, baissa la tête. Pour la première fois. Napoléon la traitait en sujette et en sujette rétive. Il lui fallait obéir, s’éloigner alors qu’elle souhaitait de tout son cœur demeurer accrochée à Paris, le plus près possible des murs noircis de la vieille prison derrière lesquels Jason allait étouffer durant tant de semaines. On l’envoyait à la campagne, comme une gamine un peu folle qui a besoin de changer d’air, alors que la seule idée de Jason prisonnier la rendait malade et lui ôtait jusqu’à l’envie de respirer l’air ensoleillé de ce beau mois de juillet. « Jason des Quatre Mers et des Quatre Horizons », ainsi qu’elle l’appelait tout bas, pour elle-même, dans la chaleur tendre et fière de son amour, Jason, en qui devaient se reconnaître le puissant albatros et l’hirondelle rapide, Jason captif d’une prison crasseuse, de geôliers obtus et d’une promiscuité immonde, c’était pour Marianne comme une tache de bouc sur l’azur du ciel, comme un outrage dans une prière, comme un crachat sur une étoile.
— Alors, madame ? demanda Savary.
— J’obéirai, murmura-t-elle à contrecœur.
— C’est bien. Soyez partie... disons dans deux jours ?
Allons ! Il était bien inutile de tenter la moindre défense quand le Maître ordonnait. La lourde main de l’Empereur se voulait peut-être légère et protectrice, mais, sous son étreinte, Marianne n’en sentait pas moins craquer ses os et se déchirer les fibres de son être aussi douloureusement que sur le médiéval chevalet de torture. Incapable d’endurer plus longtemps la mine solennelle et faussement compatissante du ministre, elle esquissa un rapide salut et quitta la pièce, laissant à Jérémie, son lugubre maître d’hôtel, le soin de reconduire le haut fonctionnaire à sa voiture. Elle avait besoin d’être seule, impérieusement... pour réfléchir.
Savary avait raison. Il ne servirait à rien d’entrer en rébellion ouverte. Mieux valait avoir l’air de plier, mais aucune force humaine ne pourrait lui faire abandonner le combat !
Deux jours plus tard, Marianne quittait Paris, avec Agathe et Gracchus, à destination de Bourbon-l’Archambault. Sa première idée avait été de rejoindre Arcadius de Jolival à Aix-la-Chapelle, mais la grande ville d’eaux des bords du Rhin était fort à la mode, cette année-là, et la jeune femme se sentait peu encline à voir du monde après le drame qu’elle venait de traverser et traverserait encore jusqu’à ce que Jason Beaufort fût reconnu innocent et définitivement mis hors de cause. Talleyrand, d’ailleurs, qui était arrivé chez elle sur les talons de Savary, lui avait formellement déconseillé l’antique capitale de Charlemagne.
— On y voit peut-être beaucoup de monde, mais du monde très peu réconfortant si l’on considère que la plupart des mécontents et des exilés courent s’y masser autour du roi de Hollande que l’Empereur vient de mettre, en quelque sorte, à la retraite, en annexant son royaume. Louis Bonaparte est l’être le plus gémissant que je connaisse et il se comporte comme si un conquérant cruel était venu le chasser de sa terre ancestrale. Il y a aussi Madame Mère qui prie beaucoup et fait des économies. Bien sûr, mon cher ami Casimir de Montrond a reçu permission de s’y rendre et je l’aime infiniment, mais c’est un homme qui traîne aisément les catastrophes après lui et Dieu sait que vous n’avez pas besoin d’un surcroît d’ennuis de ce genre. Non, venez plutôt avec moi.
Depuis huit années, en effet, le prince de Bénévent allait prendre les eaux de Bourbon avec une grande régularité. Sa mauvaise jambe et ses rhumatismes s’en trouvant, sinon au mieux, du moins au moins mal, aucune forme humaine, aucun cataclysme européen n’aurait pu l’empêcher d’aller, en juillet, faire sa cure en Bourbonnais. Il avait vanté à sa jeune amie les charmes de cette petite ville coquette et paisible, alléguant aussi qu’elle était infiniment moins éloignée de Paris que Aix-la-Chapelle, que soixante-dix lieues se couvraient plus aisément que cent cinquante, qu’il était de beaucoup préférable d’écrire à Jolival de venir lui aussi à Bourbon, qu’il était plus facile de se faire oublier, donc de retrouver un brin de liberté occulte, dans une bourgade que dans une cité mondaine et que, enfin, entre disgraciés on se devait aide et assistance.
— Vous ferez ma partie de whist, je vous lirai les œuvres de Mme du Deffand, nous rebâtirons l’Europe à nous deux et nous dirons du mal de tous ceux qui en disent de nous ! Ce qui fait que nous ne manquerons pas d’ouvrage, hé ?
Marianne avait accepté. Tandis qu’Agathe préparait ses coffres et que Gracchus s’occupait de la berline de voyage, elle avait écrit à son ami Jolival une longue lettre dans laquelle étaient relatés les derniers événements. En conclusion, elle lui demandait de revenir au plus vite, avec ou sans Adélaïde, et de la rejoindre à Bourbon. En effet, Marianne avait beau savoir que le vicomte-homme de lettres ne pourrait certainement pas grand-chose pour la cause de Jason, elle n’en avait pas moins l’impression que, lui étant là, les choses iraient tout de suite mieux. Elle savait trop bien qu’en sa présence le piège si bien monté par Cranmere eût certainement fonctionné avec beaucoup moins de succès car, moins naïf et surtout moins émotif que Marianne, il eût flairé le traquenard et pris des mesures en conséquence.
Mais, le mal étant fait, il fallait maintenant tout mettre en œuvre pour le réparer et pour que les vrais assassins de Nicolas Mallerousse fussent châtiés. Dans ce genre d’entreprise, Arcadius était un auxiliaire précieux, parce que nul ne connaissait mieux que lui les sinistres habitants des bas-fonds de Paris dont l’Anglais avait fait ses alliés.
La lettre avait été confiée à Fortunée Hamelin qui gagnait justement Aix-la-Chapelle en toute hâte. De même que son ami Talleyrand, la belle créole avait appris que le séduisant comte de Montrond s’y rendait pour prendre les eaux et aucune force humaine n’aurait pu détourner cette ardente amoureuse de rejoindre l’homme qui partageait, avec Fournier-Sarlovèze, son cœur incandescent. Le fait que Fournier fût encore en prison ne l’arrêtait pas.
— Au moins, pendant ce temps-là, il ne me trompera pas ! avait-elle déclaré avec son inconscient cynisme, oubliant totalement qu’elle s’apprêtait à rejoindre le rival du beau général.
Fortunée était donc partie, la veille, en jurant que la lettre serait remise à Jolival avant même qu’elle n’eût rejoint Montrond. Rassurée sur ce point, Marianne s’était mise doucement en chemin pour le pays de l’Allier. Elle devait y rejoindre Talleyrand qui, avant de se rendre à Bourbon, comptait s’arrêter un ou deux jours dans ses terres de Valençay, moitié pour saluer ses perpétuels invités forcés, les princes d’Espagne, moitié pour parler argent avec son intendant. La récente faillite de la banque Simons, à Bruxelles, avait, en effet, porté un coup sensible aux finances du prince de Bénévent.
Ce n’était pas sans douleur que Marianne quittait Paris, ce 14 juillet 1810. Outre la pensée qu’elle y laissait Jason aux mains de la Police, elle éprouvait une invincible répugnance à abandonner sa chère maison. Malgré les paroles rassurantes de Savary, elle se demandait combien de temps s’écoulerait avant qu’elle ne la revît, car elle savait bien que, tôt ou tard, elle désobéirait à l’Empereur et que, si l’on jugeait Jason, si les efforts qu’elle comptait demander à Jolival demeuraient vains, aucune force au monde ne pourrait l’empêcher d’être auprès de lui à ce moment-là. Tôt ou tard, elle encourrait la colère de Napoléon... et Dieu seul pouvait dire jusqu’où irait cette colère ! L’Empereur était tout à fait capable d’ordonner à la princesse Sant’Anna de regagner la Toscane avec interdiction d’en sortir. Il pouvait la contraindre à s’enfermer dans la villa, si belle et si terrifiante à la fois, dont elle s’était enfuie au matin d’une nuit de cauchemar...