Cette seule idée faisait courir sur la peau de Marianne des frissons de terreur. Depuis qu’elle avait perdu son enfant, elle ne pouvait envisager sans épouvante le moment où le prince au masque blanc apprendrait que l’héritier tant attendu ne viendrait pas, ne viendrait jamais. Et, jour après jour, elle avait remis l’instant d’écrire la lettre fatale, tant elle craignait ce que serait sa réaction. Quelque chose lui disait que si, dans sa colère, l’Empereur la faisait reconduire au palais Sant’Anna, il ne lui serait plus possible d’échapper à ses maléfices. Le souvenir de Matteo Damiani n’était pas près de s’effacer de sa mémoire.
Souvent, elle s’était demandé ce qu’il était advenu de lui. Dona Lavinia, à l’heure de son départ, lui avait laissé entendre que le prince Corrado l’avait emprisonné dans la cave, qu’il s’apprêtait sans doute à le punir. Mais quelle punition avait-il pu infliger à un homme qui, durant toute sa vie, l’avait servi, avait servi sa famille avec dévouement... et surtout qui connaissait certainement son secret ! La mort ? Marianne ne parvenait pas à croire que Matteo Damiani eût été tué puisque lui-même n’avait tué personne...
Tandis que ses chevaux trottaient sur la route de Fontainebleau, où le soleil mettait de si joyeuses taches en franchissant le rideau frissonnant des feuillages, Marianne ne prêtait aucune attention au chemin qui défilait derrière les vitres de ses portières. Son esprit demeurait curieusement en arrière, soumis à un bizarre phénomène de dédoublement : une partie d’elle-même rejoignant en Allemagne son ami Jolival dont elle attendait tant et l’autre, la plus grande et la plus sensible, errant inlassablement autour de la vieille prison de la Force, qu’elle connaissait bien.
Adélaïde, en effet, un jour de nostalgie, l’avait conduite dans le vieux quartier du Marais pour lui montrer son ancienne maison, une très belle demeure Louis XIII de briques roses et de pierres blanches, voisine de l’hôtel de Sévigné, mais affreusement défigurée et dégradée par les entrepôts et ateliers du cordier qui s’en était emparé pendant la Révolution. La Force était toute proche et Marianne avait effleuré d’un regard plein de répugnance l’entrée plate et trapue sous son unique étage mansardé, ses murs lépreux mais robustes, sa porte basse lourdement armée de fer entre deux lanternes rouillées. Une porte sinistre, en vérité, rougeâtre et crasseuse, comme si elle n’avait pas encore fini d’absorber les flots de sang qui l’avaient baignée durant les massacres de septembre 1792.
Sa vieille cousine lui avait raconté ce massacre qu’elle avait vu, tapie dans une mansarde de sa maison. Elle avait dit la mort atroce de la douce princesse de Lamballe et maintenant son récit revenait à la mémoire de Marianne jusque dans ses plus affreux détails. Et la jeune femme ne pouvait s’empêcher de frémir d’angoisse en face de cette espèce de fatalité qui semblait mener inexorablement Jason Beaufort sur le chemin tragique de la princesse-martyre. Il était passé si rapidement de sa maison à sa prison ! Et Marianne n’avait-elle pas entendu pleurer son ombre dans la demeure où Mme de Lamballe était venue chercher l’oubli d’une royale ingratitude ? L’esprit impressionnable et aisément superstitieux de la jeune femme voyait là un avertissement funeste. Si Jason allait, lui aussi, ne quitter la Force que pour marcher à la mort ?...
De telles pensées, jointes à celle de son impuissance totale à secourir son ami et de ce qu’elle appelait la « cruauté de l’Empereur » n’avaient rien de réconfortant et, en arrivant à Bourbon, le surlendemain, Marianne, qui n’avait pas dormi depuis Paris et qui n’avait absorbé qu’un peu de pain trempé dans du lait, était dans un tel état de dépression qu’il fallut la mettre au lit sitôt débarquée.
Bourbon-l’Archambault était, cependant, une bien charmante petite cité. A la corne d’un grand étang traversé d’une rivière vive, ses maisons blanches et roses se tassaient à l’ombre d’un puissant éperon rocheux où se dressaient jadis les dix-sept tours orgueilleuses – désormais réduites à quatre[2] – des ducs de Bourbon. La ville avait été riche, puissante et très fréquentée quand, au siècle du Grand Roi, les beaux esprits de la cour venaient y soigner leurs rhumatismes. Mais là aussi la Terreur était passée. L’ombre du poète Scarron, de Mme de Sévigné et de la marquise de Montespan qui, fièrement, y avait achevé une vie contestable, s’était fondue dans les brouillards de l’Allier tandis que tombaient les tours du château, son beau logis et sa Sainte Chapelle. Mais Marianne n’eut pas un regard pour les trois rescapées qui se miraient si joliment dans les eaux moirées de l’étang, ni pour les harmonieuses collines où se nichaient la ville, ni même pour les villageois, dans leur pittoresque et seyant costume, qui se pressaient curieusement autour de l’élégante berline et des chevaux fumants.
On l’installa au pavillon Sévigné, dans la chambre qui avait été celle de la charmante marquise, mais ni les soins d’Agathe ni la bienvenue respectueuse et pleine de rondeur de l’hôtelier ne purent vaincre l’humeur noire dans laquelle Marianne s’enfermait volontairement. Elle ne souhaitait qu’une chose : dormir, dormir le plus longtemps possible et, autant que faire se pourrait, jusqu’à ce que quelqu’un vînt lui donner des nouvelles de Jason. Hors cela, il était inutile de lui parler de quoi que ce soit ou de lui vanter les charmes du paysage. Elle était sourde, muette, aveugle pour tout ce qui l’entourait. Elle attendait.
Quinze jours passèrent ainsi. Jours assez étranges car, dans la suite, ils devaient disparaître totalement du souvenir de Marianne tant elle s’était appliquée à ne pas les vivre et à faire des heures une longue suite si unie et si monotone qu’aucune d’elles ne se distinguait de l’autre. Sa porte était condamnée, même et surtout, aux médecins de la station qui ne comprenaient rien à l’attitude bizarre d’une aussi étrange curiste.
L’arrivée de Talleyrand vint briser cette grisaille en même temps qu’elle apportait à la petite cité une toute nouvelle agitation... et à Marianne une contrariété imprévue. Elle s’était, en effet, attendue à voir le prince venir en petit appareil, avec un secrétaire et son valet Courtiade, par exemple. Or, quand la maison voisine de la sienne s’emplit d’une foule de gens, force lui fut d’admettre que Talleyrand avait, de ce que pouvait être un train princier, une idée diamétralement opposée de celle de Marianne. Là où la princesse Sant’Anna se contentait d’une femme de chambre et d’un cocher, le prince de Bénévent entraînait à sa suite une armée de valets et de marmitons, son cuisinier, ses secrétaires, sa fille adoptive Charlotte, flanquée de son précepteur, le toujours aussi myope M. Fercoc, son frère Boson de dix ans son cadet mais sourd comme un pot et, enfin, sa femme ! Parfois, d’ailleurs, il avait, en plus, des invités.
C’était encore l’arrivée de la princesse qui avait le plus étonné Marianne. Alors qu’à l’hôtel Matignon Talleyrand s’efforçait de vivre le moins possible en contact avec sa femme, alors qu’en général, dès les beaux jours revenus, il l’envoyait villégiaturer dans le petit château de Pont-de-Sains qui était à elle et où il ne mettait jamais les pieds, préférant de beaucoup la société de la duchesse de Courlande et son agréable demeure estivale de Saint-Germain, il l’emmenait toujours, régulièrement, à Bourbon.