— Je suis bien contente de revoir, Madame, dit Agathe près d’elle. J’ai eu si peur quand ce gendarme nous a menées ici !...
Regardant sa femme de chambre, Marianne vit que ses joues étaient encore brillantes de larmes et ses yeux gonflés.
— Et tu as cru que je n’en sortirais qu’entre deux gendarmes, enchaînée et en route pour Vincennes ? Non, ma pauvre Agathe ! Je ne suis pas un personnage si important ! On m’a fait venir uniquement pour voir quelle figure j’avais ! Il faut nous résigner, ma chère enfant, nous ne sommes plus la maîtresse bien-aimée de l’Empereur ! Nous ne sommes plus que princesse.
Et pour bien montrer à quel point elle était résignée, Marianne se mit à pleurer à chaudes larmes, portant ainsi à son comble le désarroi de la pauvre Agathe. Elle pleurait encore quand la voiture franchit le portail de l’hôtel d’Asselnat, mais ses larmes s’arrêtèrent net devant le spectacle qui s’offrait à elle : la vieille demeure était illuminée depuis les communs jusqu’à son noble toit à la Mansard.
L’éclat des bougies ruisselait de toutes les fenêtres dont la plupart, ouvertes, montraient les salons remplis de fleurs et d’une foule élégante qui se déplaçait au son des violons. Les échos d’un ballet de Mozart vinrent jusqu’à la jeune femme abasourdie qui regardait sans comprendre et commençait à se demander si elle ne s’était pas trompée de porte. Mais non, c’était bien sa maison, sa maison où l’on donnait une fête... et c’étaient bien ses valets qui, en grande livrée, se tenaient sur le perron armés de chandeliers.
Aussi éberlué qu’elle-même, Gracchus avait arrêté ses chevaux au milieu de la cour et, les yeux écarquillés, regardait sans songer à s’avancer ou même à mettre pied à terre. Mais le fracas des roues ferrées sur les pavés de la cour avait dû dominer le son des violons. Il y eut un cri, quelque part dans la maison.
— La voilà !
Et, en un instant, le perron se couvrit d’un groupe de femmes en robe de soirée, d’hommes en frac au milieu desquels souriaient la figure pointue, la barbiche et les vifs yeux noirs d’Arcadius de Joli-val. Mais ce ne fut pas lui qui s’avança vers la voiture... Du groupe se détacha un homme très grand et suprêmement élégant dont la boiterie légère s’appuyait sur une canne à pommeau d’or. Le visage hautain, les froids yeux bleus s’éclairaient d’un sourire plein de chaleur et Marianne, muette de stupeur, vit M. de Talleyrand écarter d’un geste les valets, marcher jusqu’à la voiture, en ouvrir lui-même la portière et lui offrir sa main gantée en disant d’une voix forte :
— Soyez la bienvenue dans la demeure de vos ancêtres, Marianne d’Asselnat de Villeneuve ! La bienvenue aussi parmi vos amis et parmi vos pairs ! Vous revenez d’un plus long voyage que vous ne l’imaginez, mais nous sommes tous réunis ici, ce soir, pour vous dire combien nous en sommes profondément heureux !
Pâle tout à coup et les yeux égarés, Marianne regarda la foule brillante qui lui faisait face. Elle vit au premier rang Fortunée Hamelin qui riait et pleurait, elle vit aussi Dorothée de Périgord en blanc et Mme de Chastenay qui lui faisait des signes dans son taffetas mauve, elle vit d’autres visages encore qui, jusque-là, ne lui avaient pas été très familiers, mais auxquels elle pouvait attribuer les plus grands noms de France : Choiseul-Gouffier, Jaucourt, La Marck, Laval, Montmorency, La Tour du Pin, Bauffremont, Coigny, tous ceux qu’elle avait rencontrés rue de Varenne quand elle était simple lectrice de la princesse de Bénévent. D’un seul coup, elle comprit qu’ils étaient venus là, ce soir, entraînés par Talleyrand, non seulement pour l’accueillir, mais pour lui rendre enfin la place qui, par droit de naissance, était la sienne et que seul le malheur lui avait fait perdre.
La vision des robes claires, des joyaux scintillants se brouilla. Marianne posa dans la main offerte ses doigts soudain tremblants. Elle descendit, s’appuyant lourdement à cette main amie.
— Et maintenant, s’écria Talleyrand, place, mes amis, place à Son Altesse Sérénissime la princesse Sant’Anna à qui j’offre, en votre nom et au mien, tous nos vœux de bonheur les plus chaleureux !
Aux applaudissements de toute la société, il l’embrassa sur les deux joues avant de lui baiser la main.
— Je savais bien que vous nous reviendriez ! chuchota-t-il contre son oreille. Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit, aux Tuileries, un jour d’orage ? Vous êtes l’une des nôtres et vous n’y pourrez jamais rien changer.
— Croyez-vous que l’Empereur pense comme vous ?
L’Empereur ! Toujours l’Empereur ! Malgré elle, Marianne n’arrivait pas à échapper à l’idée obsé-dante de l’homme qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer toujours.
Talleyrand fit la grimace.
— Il se-peut que vous ayez quelques ennuis de ce côté... mais venez, on vous attend ! Nous parlerons plus tard.
Triomphalement, il mena la jeune femme vers ses amis. En un instant, elle fut entourée, embrassée, félicitée et passa des bras, abondamment parfumés à la rose, de Fortunée Hamelin à ceux, fleurant bon le tabac et l’iris, d’Arcadius de Jolival. Elle se laissait faire, incapable même de penser. Tout cela était trop soudain, trop inattendu, et Marianne avait peine à réagir. Tandis que, dans le grand salon, Talleyrand portait un toast à son retour, elle prit Arcadius à part.
— Tout cela est très touchant, très agréable, mon ami, mais je voudrais comprendre. Comment avez-vous su que je rentrais ? Tout semble préparé comme si vous m’attendiez ?
— Mais je vous attendais. J’ai été certain que vous rentriez aujourd’hui quand on a apporté ceci.
Ceci, c’était un large papier timbré d’un sceau dont l’aspect fit battre plus vite le cœur de Marianne. Le sceau de l’Empereur ! Mais le texte, très sec, n’avait rien de réconfortant.
« Par ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi, la princesse Sant’Anna devra se présenter le mercredi 20 juin, à quatre heures de relevée, au Palais de Saint-Cloud. » C’était signé : « Duroc, duc de Frioul, grand maréchal du Palais. »
— Mercredi 20, c’est demain, remarqua Jolival, et on ne vous convoquerait pas si l’on ne savait que vous serez à même de vous y rendre ? Donc, cela signifiait que vous rentriez aujourd’hui... De plus, Mme de Chastenay est accourue ici en sortant de chez le duc de Rovigo.
— Comment pouvait-elle savoir que l’on ne me garderait pas ?
— Elle l’a demandé à Savary, tout simplement... mais venez, chère Marianne. Je n’ai pas le droit de vous accaparer ainsi. Vos hôtes vous réclament. Vous n’imaginez pas à quel point vous êtes devenue célèbre depuis que Florence a communiqué ici la nouvelle de votre mariage...
— Je sais... mais, mon ami, j’aurais tellement préféré demeurer seule avec vous, au moins ce soir. J’ai tant à vous dire !
— Et j’ai tant à entendre ! répondit Arcadius en serrant affectueusement le bout des doigts de son amie. Mais M. de Talleyrand m’avait fait promettre de l’avertir dès que je saurais quelque chose. Il tenait à ce que votre rentrée ici eût quelque chose de... triomphal...
— Une façon comme une autre de me faire entrer... un peu de force, dans son clan, n’est-ce pas ? Mais il faudra pourtant bien qu’il admette qu’en moi rien n’est changé. Mon cœur ne saurait évoluer si vite.
Songeuse, elle considérait l’ordre impérial qu’elle n’avait pas lâché, cherchant à évaluer ce qui se cachait derrière les mots si brefs, presque menaçants. Elle l’agita légèrement sous le nez de Jolival.