Выбрать главу

Elle devait apprendre qu’il s’agissait là d’une tradition instituée par Talleyrand qui estimait ne pouvoir faire moins que passer trois semaines d’été en la compagnie tout à fait relative de sa femme. Au surplus, Marianne fut touchée de l’accueil de son ex-maîtresse qui l’embrassa chaleureusement dès qu’elle l’aperçut et qui montra une joie sincère de la retrouver.

— Je sais vos malheurs, mon enfant, lui dit-elle, et je veux que vous ayez entière certitude de ma compréhension et de mon appui.

— Vous êtes infiniment bonne, princesse, et ce n’est pas la première fois que je m’en rends compte ! Une présence amie est une chose précieuse.

— Surtout dans ce trou ! soupira la princesse. On y meurt d’ennui, mais le prince prétend que ces trois semaines font un bien immense à toute la maisonnée. Quand donc retrouverons-nous les étés de Valençay ! soupira-t-elle en baissant le ton pour éviter d’être entendue de son mari.

Le séjour de Valençay, en effet, lui était formellement interdit depuis que, devenu la somptueuse résidence forcée des infants d’Espagne, le château et son décor romantique avaient favorisé l’idylle de leur maîtresse et du séduisant duc de San Carlos. La chose fût peut-être passée inaperçue si Napoléon n’avait jugé bon d’avertir lui-même Talleyrand de son infortune et avec une verdeur de langage qui avait fait la joie des mauvaises langues. Le prince avait dû intervenir et la pauvre princesse « d’Inde » ne se consolait pas d’avoir perdu son paradis personnel.

Tandis qu’elle allait procéder à son installation dans un grand bruit de portes claquées, de malles traînées, de raclements de pieds et d’appels de servante, sous l’œil intéressé d’une cinquantaine de villageois rassemblés autour des berlines de voyage, Talleyrand rejoignit Marianne chez elle sous couleur de s’assurer qu’elle était bien installée. Mais à peine la porte rustique de son petit salon se fut-elle refermée que le sourire insouciant s’effaça du visage du prince et Marianne nota avec épouvante aussi bien le pli soucieux de son front que la soudaine fatigue de ses épaules. Pour vaincre l’angoisse qui lui venait, elle serra fortement les bras du fauteuil où elle était assise.

— Cela... va si mal ?...

— Plus mal encore que vous ne pouvez l’imaginer ! De là vient mon retard à vous rejoindre. Je voulais apprendre le plus de choses possible et, de ce fait, je n’ai fait que toucher terre à Valençay. En vérité, mon amie... je ne sais par laquelle commencer de toutes ces mauvaises nouvelles.

Avec un soupir de lassitude, il s’assit lourdement dans un autre fauteuil, étendit sa mauvaise jambe que le trajet avait ankylosée, posa sa canne contre son genou et passa sur son visage pâle une longue main blanche. Et Marianne crut voir avec horreur que cette main tremblait un peu.

— Par pitié ! Dites-moi tout ! Tout de suite et comme cela vous vient ! Ne me ménagez pas car aucun supplice n’est pire que l’ignorance. Voilà quinze-jours que je meurs de ne rien savoir ! Se peut-il que l’on n’ait pas encore admis l’innocence de Jason ?

— Son innocence ? ricana Talleyrand avec amertume, vous voulez dire que chaque jour qui passe l’enfonce un peu plus dans la culpabilité ! Si cela continue, il ne nous restera plus qu’une chose à tenter d’éviter... désespérément...

— Quoi ?

— L’échafaud !

Avec un cri d’horreur Marianne s’élança de son siège comme si, tout à coup, ces bras, auxquels elle s’accrochait l’instant précédent, s’étaient mis à brûler. Portant ses mains glacées à ses joues brûlantes, elle fit deux ou trois tours dans la pièce à la manière d’une bête affolée pour venir finalement s’agenouiller, ou plutôt s’abattre, auprès du prince.

— Vous ne pouviez prononcer de mot plus affreux, fit-elle sourdement. Le pire est dit ! Maintenant, je vous en supplie, parlez si vous ne voulez pas que je devienne folle !

Doucement, Talleyrand posa la main sur les cheveux bien lissés de la jeune femme. Il hocha la tête tandis qu’une immense pitié débordait de ses yeux pâles, ordinairement si froids et si railleurs.

— Je connais votre courage, Marianne ! Et je vais parler, mais ne restez pas ainsi. Venez... venez vous asseoir près de moi. Tenez... sur ce petit canapé, nous y serons plus près l’un de l’autre, hé ?

Quand ils furent installés côte à côte, la main dans la main, comme un père et sa fille, sur le petit canapé de paille placé près d’une fenêtre ouverte sur le parc, le prince de Bénévent commença son récit.

L’accusation de meurtre qui pesait sur Jason Beaufort, primitivement fondée sur le billet anonyme reçu par la police et sur le témoignage du matelot Perez, qui continuait à jurer avoir reçu du corsaire l’ordre de venir enlever le cadavre de Nicolas Mallerousse pour le jeter à la Seine, se trouvait maintenant renforcée de plusieurs faits. D’abord, le matelot Jones, dont Perez affirmait qu’il devait l’aider à transporter l’homme assassiné mais l’avait abandonné à l’arrivée des policiers, avait été retrouvé deux jours plus tard dans les filets de Saint-Cloud, noyé. Comme son cadavre ne portait aucune marque de violence, la police en avait conclu que, en fuyant le parc de Passy dans la nuit noire, Jones était tombé à la Seine dont les berges avaient été rendues particulièrement glissantes par l’orage du soir et y avait trouvé la mort.

— Quelle stupidité ! protesta Marianne. N’importe quel marin, tombant accidentellement à la Seine, s’en tirerait à la nage, même en pleine nuit !... Et surtout en été !

— Perez dit que son camarade ne savait pas nager. Il est vrai que Jason, de son côté, affirme que Jones, qui était l’un de ses meilleurs hommes, nageait comme un poisson !

— Et c’est ce misérable Perez que l’on croit ?

— Un accusé a rarement le beau rôle ! soupira Talleyrand, et c’est d’autant plus dommage que le témoignage de ce Jones aurait pu, en infirmant les déclarations mensongères de Perez, sauver notre ami. Si vous voulez mon avis, Jones n’a jamais eu partie liée avec ce Perez que Beaufort affirme avoir fait fouetter et chasser. Mais ceux qui ont monté si soigneusement cette machinerie mortelle n’en sont pas à un cadavre près ! Au surplus, je n’en ai pas fini : les douaniers et les gendarmes ont perquisitionné à Morlaix, dans les cales de la Sorcière de la Mer et la cargaison que l’on y a découverte est venue à point nommé aggraver le cas de Jason.

Marianne haussa les épaules avec irritation.

— Une cargaison de Champagne et de bourgogne ! Le beau crime, en vérité ! Il y a là, n’est-ce pas, de quoi faire tomber la tête d’un homme ! Et le sacro-saint Blocus...

— Il y a de quoi faire tomber la tête d’un homme, coupa doucement le diplomate, quand on y trouve aussi de la fausse monnaie !

— De la... Ce n’est pas vrai !

— Que ce soit Jason qui l’y ait mise, je ne crois pas, en effet, que ce soit vrai, mais qu’on l’y ait découverte... il n’y a malheureusement aucun doute ! On a trouvé environ cent mille livres sterling en billets de la Banque d’Angleterre... des billets regrettablement neufs ! Quand je vous dis que le coup a été bien monté !

— Eh bien, il faut le démonter ! s’écria Marianne. Nous savons, vous et moi, nous avons la certitude que ce crime et tout ce qui l’accompagne sont l’œuvre d’une bande que la police connaît, et qui, seule, a sans doute les moyens de se livrer à la fabrication de faux billets. Car c’est cela, alors, qu’il faut chercher : ceux qui ont fabriqué ces livres sterling ! Mais c’est à croire que les gens de police ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Quand j’ai voulu dire la vérité à cet inspecteur Pâques, c’est tout juste s’il ne m’a pas traitée de folle et, quant au duc de Rovigo, il n’a rien voulu écouter.