Выбрать главу

— Je ne connais personne de plus entêté ni de plus bête que le duc de Rovigo... si ce n’est M. Savary, hé ? fit Talleyrand qui, même dans les plus sombres circonstances, ne pouvait résister au plaisir de faire un mot, ou de le répéter car il avait déjà appliqué celui-là au duc de Bassano. Notre gendarme vit dans la crainte perpétuelle de déplaire à son idole, l’Empereur. Mais, pour une fois, je ne peux l’accabler. Songez, mon enfant, que, en face des présomptions qui pèsent sur Beaufort, vous n’avez que votre conviction intime et votre parole... et pas l’ombre d’une preuve !

— Qu’ont-ils de plus que moi ? s’insurgea Marianne. Leurs présomptions ne sont que des calomnies issues d’êtres si méprisables qu’on ne devrait même pas les entendre. Et, d’ailleurs, je ne parviens pas à comprendre que lord Cranmere et ses complices se soient donné tout ce mal simplement pour le venger de ce que je l’aie fait arrêter. D’autant plus que je ne suis touchée qu’indirectement. La victime, la vraie, c’est Jason Beaufort ! Pourquoi lui ?

— Parce qu’il est américain. Ma chère enfant, soupira Talleyrand, je suis navré de vous ôter vos illusions, mais vos démêlés avec lord Cranmere sont, dans cette affaire, tout à fait secondaires. Comme vous le dites, on ne se serait pas donné tant de mal pour se venger de vous. Mais créer un incident diplomatique avec les Etats-Unis, détériorer une situation, rendue délicate par le Blocus Continental mais qui, ces derniers temps, avait tendance à s’améliorer, voilà qui est important pour un espion anglais, voilà qui mérite que l’on se donne quelque peine !

La politique mêlée à ses affaires privées ? C’était bien la dernière chose à laquelle Marianne pût s’attendre. Elle leva sur son interlocuteur un regard tellement désemparé, tellement habité par l’incompréhension, qu’il eut un sourire indulgent et expliqua :

— Vous allez comprendre : depuis l’année dernière, le commerce a repris, malgré les divergences politiques, entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Ces derniers, en effet, ont été fort choqués par les décrets de Berlin et de Milan pris par Napoléon, surtout celui de Milan qui considère comme part de prises les navires étrangers ayant seulement touché un port anglais ou étant entrés en contact avec un vaisseau anglais. Lord Wellesley a profité de la mauvaise humeur américaine et, au début de cette année, une énorme quantité de marchandises anglaises sont entrées aux Etats-Unis pour le plus grand bien du commerce anglais, lequel ne va pas au mieux. Mais le président Madison, qui est un ami de la France, souhaiterait voir de bonnes relations reprendre avec le pays de La Fayette, et il serait heureux qu’au moins, en ce qui concerne les Etats-Unis, le décret de Milan fût rapporté. Il a donné des ordres dans ce sens à son ambassadeur à Paris et il y a plusieurs semaines que John Armstrong y travaille. Je sais, de source sûre, qu’il a écrit récemment à Champagny, mon remplaçant aux Relations Extérieures, pour lui demander à quelles conditions les décrets de Berlin et de Milan pourraient être annulés, en ce qui concerne les Etats-Unis. Cette affaire de contrebande et de meurtre vise bien plus à réduire leurs efforts à néant... qu’à venger lord Cranmere. Vous êtes un prétexte, Marianne, et Beaufort un instrument.

Marianne baissa la tête. La toile d’araignée de Cranmere avait été artistement tissée. Il avait fait, à merveille, son métier d’espion anglais et de bandit de haut vol, puisqu’il avait même réussi à soutirer de l’argent à sa victime. Marianne avait payé pour rejoindre Jason au fond du piège que l’Anglais avait ouvert sous leurs pieds. Elle comprenait maintenant l’ampleur des moyens employés, l’étrange folie de ce Perez qui se livrait lui-même – sans doute après avoir été grassement payé et avoir reçu des assurances de sa sécurité – pour mieux perdre son capitaine. Du moment que des intérêts internationaux étaient en jeu, les chances de Jason s’amincissaient singulièrement.

— Mais, dit-elle, vous me parlez de l’ambassadeur américain. Ne peut-il rien pour Jason ?

— Soyez assurée que John Armstrong a déjà fait tout ce qu’il pouvait faire ! Mais si Beaufort est convaincu d’espionnage, de faux-monnayage et d’assassinat, il ne pourra que demander la clémence de l’Empereur.

— L’Empereur ! explosa Marianne. Parlons-en ! Savez-vous, au moins, pourquoi il refuse de me voir ? En quelques minutes d’audience, il aurait tout appris et Jason serait déjà libre !

— Je n’en suis pas certain, Marianne ! Dans un tel cas, l’Empereur ne peut agir qu’une fois toute la lumière faite sur l’affaire. Les intérêts engagés sont trop graves ! De plus, il ne doit pas être fâché de vous donner une leçon... et de vous punir de vous être consolée si aisément de n’être plus sa favorite. C’est un homme, que voulez-vous ! Enfin, il y a, pesant sur Beaufort, un témoignage que Napoléon ne peut pas ne pas prendre en considération à moins de se faire ouvertement l’adversaire de la simple morale, et vous savez à quel point il tient à la respectabilité de sa cour. En effet, si l’auteur de la lettre anonyme, si le matelot Perez ne sont que des misérables, pourriez-vous en dire autant de la señora Beaufort ?

Un silence de mort s’abattit sur la petite pièce fleurie. Mentalement Marianne se répétait avec stupeur les dernières syllabes que venait de prononcer Talleyrand, cherchant à leur appliquer un sens qui ne fût pas terrifiant. Elle n’en trouva pas et demanda, finalement, d’une voix qui se voulait encore incrédule mais qui s’enrouait :

— Cherchez-vous à me faire entendre que...

— Que la femme de Jason se retourne contre lui ? C’est bien cela, hélas ! Cette malheureuse, enragée de jalousie, croit dur comme fer que vous êtes la maîtresse de son mari. Elle n’a même pas mis en doute un seul instant la culpabilité de son époux. A l’entendre, et aucune furie n’égale sa véhémence.

Beaufort est capable de tout dès qu’il s’agit de vous, même d’un crime !

— Mais... elle est folle ! Folle à lier ! Insensée !... et sa folie est criminelle ! Oserez-vous, après cela, me soutenir en face qu’elle aime Jason ?

Talleyrand eut un soupir plein de scepticisme.

— Peut-être ! Voyez-vous, Marianne, elle appartient à une race farouche et passionnée où l’offense d’amour ne s’apaise qu’avec le sang, où l’amoureuse trahie peut livrer, sans faiblir, son amant infidèle au bourreau, quitte à courir ensuite s’enterrer vivante au fond du plus impitoyable couvent pour y attendre la mort dans l’expiation ! Oui, c’est une femme terrible que Pilar et, malheureusement, elle sait que Beaufort vous aime. Elle vous a reconnue au premier coup d’œil.

— Me reconnaître ? A quoi ? Elle ne m’avait jamais vue !

— Croyez-vous ? J’ai appris que la figure de proue qui orne la Sorcière de la Mer a plus d’un trait commun avec vous. Il est des artisans trop habiles... et des maris maladroits ! Mais peut-être Jason pensait-il que Pilar n’aurait jamais l’occasion de vous rencontrer puisque leur séjour devait être bref, ou bien que la ressemblance ne la frapperait pas...

Un instant, Marianne regarda fixement son vieil ami. Elle était bouleversée par cette preuve d’amour inattendue et ne savait plus si elle devait se réjouir ou se désespérer davantage, mais, au fond, elle n’avait jamais douté de l’amour de Jason. Toujours elle avait su qu’il l’aimait, même quand elle l’avait chassé loin d’elle dans la nuit de Selton, et ce témoignage-là, naïf et presque enfantin, la touchait au plus profond, au plus sensible. Dire qu’elle avait détesté ce navire, qu’elle l’avait continuellement jeté à la tête de Jason parce qu’il l’avait acquis en vendant Selton ! Et voilà qu’il avait fait de lui un prolongement inattendu, une sorte d’émanation de Marianne elle-même...