Doucement, elle se leva sans que Talleyrand fît un geste pour la retenir. Il ne la regardait pas. Le menton enfoncé dans les plis immaculés de sa cravate, il suivait distraitement, du bout de sa canne, le dessin des roses naïves qui ornaient le tapis.
Le parquet craqua lorsque Marianne s’approcha de la fenêtre, ouverte sur un petit balcon, tout en enveloppant frileusement ses épaules d’une écharpe bleue qui traînait sur une chaise. Malgré le chaud soleil d’août, elle avait froid jusqu’à l’âme, niais quand elle s’appuya au fer usé de la balustrade, aucune chaleur ne la pénétra.
Au-dehors, pourtant, tout respirait la joie simple et tranquille d’un beau jour d’été. On entendait, dans la maison voisine, la voix claire de la petite Charlotte qui chantait une de ces comptines dont les enfants raffolent. En bas, près de la fontaine, trois femmes en jupes bleues et cotillons fleuris, portant allègrement le gracieux costume bourbonnais, bavardaient en patois, avec de grands éclats de rire, leurs roses figures tout illuminées de gaieté sous leurs doubles coiffures, le bonnet tuyauté supportant avec coquetterie le charmant chapeau « à deux bonjours[3] ». Sous un arbre, des enfants jouaient au palet, tandis que les valets du prince de Bénévent menaient leurs chevaux dételés à l’écurie et que, un peu plus loin, une chaise à porteurs fermée de rideaux, archaïque et attendrissante, ramenait quelque invisible curiste de la maison de bains. Sur tout cela, le soleil déversait des torrents de rayons dorés... sur tout cela sauf sur Marianne qui ne parvenait pas à comprendre pourquoi, même dans ce lieu paisible et champêtre, où chacun paraissait heureux, il lui fallait porter un tel poids de souffrance et d’angoisse. Elle croyait n’avoir à lutter que contre une poignée de misérables, la stupidité des policiers et la mauvaise humeur de Napoléon et voilà qu’elle se retrouvait au centre d’une vaste et dangereuse intrigue politique où ni Jason ni elle-même n’avaient la moindre importance. C’était un peu comme si, condamnée à une éternelle prison, elle devait regarder le monde des vivants du fond d’une cave et derrière des barreaux. Et c’était peut-être parce qu’elle n’était pas faite pour ce monde-là ! Le sien était un univers de violence et de fureur qui ne semblait pas décidé à la laisser vivre en paix... Il fallait y retourner.
Quittant le balcon, elle revint tout à coup vers Talleyrand qui, sous ses paupières mi-closes, l’observait avec attention. Son regard chercha celui des yeux bleu pâle. Son regard chercha celui des yeux bleu pâle.
— Je vais rentrer. Il faut que je voie cette femme, que je lui parle ! Je dois lui faire comprendre...
— Et quoi ? Que vous aimez son mari autant qu’il vous aime ? Vous pensez vraiment que cela la fera changer d’avis ? C’est un mur que cette Pilar... Et vous ne pourrez même pas l’approcher. Elle a, pour la protéger, tout le corps de garde de la reine d’Espagne, cette bourgeoise de Julie Clary qui est trop heureuse de jouer à la souveraine avec la seule de ses sujettes qui réclame son aide. A Mortefontaine, Pilar est couvée, entourée, cernée de dames et de chevaliers d’honneur qui sont plus efficaces encore qu’une forteresse. Elle a demandé, et obtenu, de ne jamais être laissée seule. Aucune visite. Aucun message même à moins qu’il ne s’adresse d’abord à la reine. Croyez-vous, conclut Talleyrand avec lassitude, que je n’aie pas essayé ? Je me suis fait éconduire comme n’importe quel fâcheux ! Que serait-ce de vous ! Le moins que l’on puisse dire est que votre réputation n’est pas fameuse auprès de ces saintes femmes !
— Tant pis ! J’irai tout de même... de nuit, déguisée, au besoin en escaladant les murs, mais je veux voir cette Pilar ! Il est impensable que personne n’essaie de lui faire entendre raison, de lui faire comprendre que son attitude constitue le pire des crimes.
— Je crois qu’elle le sait parfaitement, mais cela lui est égal. Quand Jason aura expié son crime, elle expiera le sien et voilà tout !
— Le pire des crimes, pour elle, c’est la trahison envers elle-même, fit tout à coup une voix nouvelle qui venait de la porte.
D’un même mouvement, Marianne et le prince se tournèrent vers elle et, pour la première fois depuis longtemps, la jeune femme eut un cri de joie.
— Jolival ! Vous enfin !
Elle était si heureuse de retrouver son fidèle compagnon qu’impulsivement elle lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues, avec de gros baisers sonores, à la manière d’une toute petite fille, et sans se soucier du fait que ces joues-là n’avaient pas vu le rasoir depuis deux jours et qu’Arcadius lui-même était sale à faire peur.
— Eh bien ! s’exclama le prince en tendant la main au nouveau venu, vous pouvez vous vanter d’arriver à point nommé ! J’étais un peu à bout d’arguments pour empêcher cette jeune dame de se lancer dans les pires folies ! Elle veut rentrer à Paris !
— Je sais ! J’ai entendu, soupira Jolival en se laissant tomber sans protocole dans un fauteuil qui gémit sous le choc. Mais il ne faut pas qu’elle rentre à Paris et cela pour deux raisons : la première est que sa maison est surveillée de près. L’Empereur la connaît bien et préfère l’empêcher de lui désobéir que d’avoir à l’en punir. La seconde est que son éloignement est le seul fait capable de calmer quelque peu les ardeurs vengeresses de l’Espagnole. La reine Julie a dû lui suggérer qu’en exilant son ex-favorite Napoléon rendait ainsi hommage à la vertu de l’épouse bafouée !
— N’importe quoi ! marmotta Marianne entre ses dents.
— Peut-être. Mais votre retour, ma chère, déchaînerait une série de catastrophes. M. Beaufort a beau être en prison, il n’en est pas moins surveillé de près par les amis de sa femme, et singulièrement par un certain don Alonso Vasquez, qui a dû entendre parler de ses terres de Floride et souhaiterait visiblement les voir entrer dans le giron espagnol.
— Seigneur ! Arcadius, s’exclama Marianne, d’où savez-vous tout cela ?
— De Mortefontaine, mon amie, de Mortefontaine où j’ai, sans la moindre vergogne, espionné votre ennemie tout en taillant tant bien que mal les rosiers de la reine Julie. Eh oui, pour vous, je suis resté jardinier de la reine d’Espagne trois grands jours !
— Est-ce que vous savez qu’on ne taille pas les rosiers en juillet, hé ? fit Talleyrand avec un demi-sourire.
— C’est bien pourquoi je ne suis resté que trois jours ! Las du massacre, le chef-jardinier m’a envoyé exercer mes talents ailleurs. Mais si vous voulez que je vous en dise davantage, par pitié, faites-moi donner un bain et un repas ! J’étouffe de chaleur et de poussière, tout en mourant de faim et de soif, ce qui fait que je ne sais pas lequel des deux l’emportera.
— Je vous laisse, dit Talleyrand en se levant tandis que Marianne se précipitait hors de la pièce pour donner des ordres. Au surplus, j’ai dit tout ce que j’avais à dire et il me faut rentrer chez moi. Avez-vous d’autres nouvelles ? ajouta-t-il en baissant la voix.
— Guère ! Les véritables auteurs du crime semblent s’être dissous dans l’air par quelque enchantement et cela ne me surprend pas. Fanchon est une vieille ficelle. Ses gens et elle, leur coup fait, ont dû filer se terrer dans quelque trou. Et quant à l’Anglais, que ce soit sous la forme du vicomte d’Aubécourt ou sous toute autre identité, il a si bien disparu qu’on pourrait croire – et c’est malheureusement ce qu’on fait ! – qu’il n’a jamais existé ailleurs que dans l’imagination de notre amie. Ah ! Les choses vont mal... très mal, même !