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Tous les matins, de sa fenêtre, Marianne amusée assistait au départ du prince pour les bains. A la mode du pays il s’installait dans une chaise à porteurs fermée après avoir revêtu une incroyable quantité de châles, de flanelles et de lainages en tous genres qui en faisaient une sorte d’énorme et réjouissant cocon. Ce qui ne l’empêchait nullement de s’habiller comme tout le monde quand les différentes phases du rite étaient accomplies. Et il n’était plus question ni de soins ni de régime lorsque toute la société passait à table – Marianne prenait tous ses repas avec ses amis – pour déguster les merveilles que Carême parvenait à tirer d’une installation assez modeste qui, chaque été, le mettait dans un état de fureur permanent ne prenant fin qu’avec le retour aux cuisines fastueuses de Valençay ou de l’hôtel Matignon.

Il y avait aussi Boson, le frère sourd qui faisait à Marianne une cour discrète, surannée et totalement incohérente parce qu’il ne comprenait pas la moitié de ce qu’on lui disait. C’était d’ailleurs une cour intermittente, Boson passant le plus clair de son temps la tête dans l’eau, dans l’espoir – trouvé Dieu sait où ? – de venir à bout de sa surdité.

Les après-midi se passaient en promenades en voiture avec la princesse, ou en lectures avec le prince. On allait à Souvigny, ce Saint-Denis des ducs de Bourbon, admirer l’abbatiale et ses tombeaux, à travers la campagne bocagère du Bourbonnais où de grands bœufs blancs émaillaient les prairies peuplées d’arbres et bordées de haies vives. Le temps, d’une infinie douceur, donnait à cette terre puissante et riche son plein épanouissement de beauté sereine. Et il n’était jusqu’au bavardage puéril de Mme de Talleyrand qui ne parût à Marianne reposant et sain durant cette éclaircie dans les noires intrigues où elle se débattait.

Avec Talleyrand, Marianne lisait, comme il le lui avait annoncé, la Correspondance de Mme du Deffand qui amusait beaucoup le prince, parce qu’elle lui rappelait « sa première jeunesse, son entrée dans le monde et toutes les personnes qui, alors, y tenaient le haut rang ». Et la jeune femme, en sa compagnie, plongeait avec une surprise émerveillée dans ce XVIIIe siècle charmant et frivole où ses parents avaient vécu leur amour. Souvent, d’ailleurs, la lecture s’achevait sur une causerie où le prince prenait plaisir à évoquer, pour sa jeune amie, les souvenirs qu’il gardait de ce couple « le plus beau et le mieux assorti » qu’il eût connu et que leur fille, elle, connaissait si mal. A travers sa parole, qui savait se faire singulièrement prenante et tendre, Marianne croyait voir sa mère s’avancer, ravissante et blonde, en robe de mousseline blanche, une haute canne enrubannée à la main, dans les allées de Trianon, ou bien s’asseoir dans une profonde bergère, au coin de la cheminée de son salon, pour y recevoir avec grâce les hôtes qui se pressaient chez elle pour des « thés à l’anglaise » qu’elle savait rendre intimes et charmants même pour cinquante personnes. Puis Talleyrand faisait revivre un instant Pierre d’Asselnat et son altière règle de vie, vouée tout entière à deux amours : sa dévotion intransigeante à la royauté et l’ardente passion qu’il portait à sa femme. Alors, c’était le grand portrait du guerrier de la rue de Lille qui reprenait vie dans l’imagination de Marianne, émerveillée mais un peu jalouse.

« Vivre un amour comme celui-là ! pensait-elle en écoutant son vieil ami. Aimer et être aimée comme ils se sont aimés... et puis mourir ensemble, même, s’il le fallait, dans cet éclaboussement de sang et d’horreur de l’échafaud ! Mais d’abord quelques années... quelques mois au moins d’un bonheur impossible à recommencer ! »

Ah ! comme elle comprenait cet élan de sa mère qui, voyant son époux arrêté, avait revendiqué avec hauteur le droit de le suivre à la mort, refusant même de penser à l’enfant qu’elle laissait derrière elle pour vivre son amour jusqu’au bout ! Elle-même, durant ces nuits si longues qu’elle endurait depuis le drame de Passy, avait mille fois songé qu’elle ne survivrait pas à Jason. Elle avait imaginé cent fins tragiques à son pauvre roman. Elle se voyait jaillissant de la foule et se jetant devant les fusils du peloton d’exécution au moment de la salve mortelle, si Jason avait droit à la mort d’un soldat, ou encore se tranchant la gorge au pied de l’échafaud s’il était traité comme un criminel vulgaire. Mais maintenant que Jolival lui avait rendu l’espoir, elle tendait toute sa volonté vers la réalisation, envers et contre tous, de ce bonheur qui la fuyait, cependant, avec tant d’obstination. Vivre avec Jason leur amour et qu’ensuite croule le monde pourvu qu’ils en aient bu le philtre jusqu’à la dernière goutte !

Les jours s’écoulaient donc agréablement, toutes proportions gardées, mais, à mesure qu’un nouveau matin s’ajoutait au précédent, Marianne sentait revenir sa nervosité. Elle guettait le courrier, épiant même le comportement de Talleyrand pour deviner si, dans celui qu’il recevait de Paris, quelque nouvelle de l’affaire Beaufort ne s’était pas glissée.

Un matin, Marianne était allée faire quelques pas en compagnie du prince, sur la chaussée ombragée qui longeait l’étang du château. A cause de sa mauvaise jambe, les promenades à pied de Talleyrand étaient toujours assez brèves, mais il faisait si beau, le matin était si limpide et si frais, que l’envie de marcher avait été irrésistible chez l’un comme chez l’autre. La campagne embaumait le foin et le serpolet, le ciel était blanc de pigeons qui jouaient à se poursuivre autour des trois tours grises du château et l’eau calme de l’étang avait des irisations d’azur, des moirures d’argent dignes de la robe d’une fée.

Le prince et la jeune femme cheminaient doucement au bord de l’eau, jetant du pain aux canards et s’amusant du caquetage éperdu d’une mère-canard occupée à faire le compte d’une nichée particulièrement turbulente, quand un valet accourut vers eux, portant quelque chose de blanc dans ses mains gantées.

— Du courrier, hé ? fit Talleyrand avec une imperceptible contrariété, il faut que ce soit bien urgent pour qu’on nous coure après !

Il y avait deux lettres, l’une pour Talleyrand, l’autre pour Marianne. Celle du prince, cachetée aux armes de la maison de l’Empereur, lui fit lever les sourcils, mais la jeune femme se jeta sur la sienne où elle reconnaissait les extravagantes pattes de mouche qui servaient d’écriture à Jolival. Elle rompit fébrilement le cachet où les merlettes de son gentilhomme-à-tout-faire prenaient leur vol et dévora les quelques lignes que contenait la lettre. Elles lui arrachèrent un cri désolé. Arcadius, en effet, lui apprenait que Mrs Atkins avait quitté sa demeure de la rue de Lille « pour la campagne », sans qu’il fût possible de savoir où se trouvait cette campagne, le jour même où Adélaïde d’Asselnat était rentrée dans l’hôtel familial. Quant aux registres du château de Vincennes, ils ne portaient d’autre trace du passage de Francis Cranmere dans la prison d’Etat... que les vestiges d’une page arrachée. Ceux qui avaient juré la perte de Jason et la détérioration des relations franco-américaines ne laissaient apparemment rien au hasard !

Les yeux pleins de larmes, Marianne froissait nerveusement entre ses mains la lettre de Jolival quand elle entendit son compagnon bougonner :

— Qu’a-t-il besoin de moi pour inaugurer sa fichue colonne ! Voilà qui va m’obliger à interrompre ma cure ! Et je n’ai pas envie du tout de rentrer à Paris, hé ?

Mais de ce qu’il venait de dire, Marianne n’avait saisi que trois mots, les derniers :

— Rentrer à Paris ? Vous allez rentrer ?