— Il le faut bien ! Je dois y être pour le 15 août. C’est, vous le savez, la date anniversaire de l’Empereur. Or, cette année, pour donner plus d’éclat à cette fête, Sa Majesté a décidé d’inaugurer la colonne à la gloire de la Grande Armée qu’elle a fait ériger place Vendôme avec le bronze des quelque 1 250 canons pris à Austerlitz. Je ne sais pas si c’est une idée très brillante que cette inauguration. Elle ne va pas faire grand plaisir à la nouvelle impératrice, car une bonne moitié des canons en question étaient autrichiens. Mais l’Empereur est si content de la statue qu’on lui a faite, en empereur romain, pour orner le sommet, qu’il souhaite, je pense, la faire admirer à toute l’Europe.
Marianne, cependant, était fort loin de s’intéresser à la colonne de la place Vendôme. Elle était même au-delà de tout souci de politesse, car elle interrompit sèchement le bavardage du prince :
— Si vous rentrez à Paris, emmenez-moi !
— Que je vous emmène, hé ? Mais pourquoi ?
Pour toute réponse, elle lui tendit la lettre de Jolival que Talleyrand lut avec lenteur et attention. Quand il eut fini, un pli profond s’était creusé entre ses sourcils tandis qu’il rendait le papier à la jeune femme sans rien dire.
— Il faut que je rentre, reprit-elle au bout d’un moment d’une voix enrouée. Je ne peux plus rester ici, au soleil... à l’abri, tandis que les pires menaces s’accumulent sur Jason. Je... je crois que je deviendrai folle si je reste ! Laissez-moi partir avec vous !
— Vous savez que vous n’en avez pas le droit... et que je n’ai pas celui de vous ramener ! Ne craignez-vous pas d’aggraver l’affaire de Beaufort si l’Empereur apprend que vous lui avez désobéi ?
— Il ne l’apprendra pas. Je vais laisser ici mes gens avec mes valises et la consigne de fermer mon appartement, de dire que je suis au lit, couchée, malade... que je ne veux voir personne ! Cela ne surprendra pas : j’ai déjà mené cette vie avant votre arrivée ! On me croit dans le pays un peu folle sans doute ! Avec Gracchus et Agathe je sais que nul ne franchira mon seuil et ne découvrira ma supercherie. Pendant ce temps, je rentrerai à Paris sous un déguisement... Tenez : celui d’un garçon... je passerai pour l’un de vos secrétaires !
— Et où irez-vous, à Paris ? objecta encore le prince dont le front ne se déridait pas, votre maison, vous le savez, est surveillée par la police. Si l’on vous voit y entrer vous serez arrêtée immédiatement !
— J’avais pensé... commença Marianne avec une soudaine timidité.
— Que je vous donnerais l’hospitalité chez moi ? Moi aussi, parbleu, j’y ai pensé un instant, mais c’est impossible. Tout le monde vous connaît rue de Varenne et je ne suis pas sûr de tout ce monde. Vous risqueriez d’être trahie et cela n’arrangerait ni vos affaires... ni les miennes ! Je vous rappelle que je ne suis pas du dernier bien avec Sa Majesté... même si Elle m’invite à inaugurer sa colonne !
— Alors tant pis ! J’irai n’importe où ; à l’hôtel par exemple.
— Où votre déguisement ne tiendrait pas une heure ? Vous êtes folle, mon amie ! Non, je crois que j’ai une meilleure idée. Allez faire vos préparatifs. Nous quitterons Bourbon ce soir, à la nuit tombée. Je vous ferai tenir, en effet, un habit de garçon et vous passerez pour mon jeune secrétaire jusqu’à notre arrivée à Paris. Une fois là, je vous conduirai... mais, après tout, vous le verrez bien ! Inutile d’en parler maintenant ! Emportez tout de même une robe ou deux. Vous tenez vraiment à faire cette folie ?
— J’y tiens ! affirma Marianne rose de joie devant cette aide qu’elle osait à peine espérer. Il me semble qu’en restant près de lui, j’ai quelque chance de l’aider !
— C’est lui qui a de la chance, soupira le prince avec un demi-sourire, d’être aimé de la sorte ! Allons, Marianne, il est écrit que je ne saurai jamais rien vous refuser ! Et puis, mieux vaut peut-être, en effet, se trouver à pied d’œuvre. Qui sait si une occasion ne se présentera pas ? Vous serez, alors, à même de la saisir. Maintenant, rentrons. Allons !... Que faites-vous donc ? ajouta-t-il en essayant vainement de retirer sa main que Marianne venait de porter à ses lèvres avec reconnaissance. Est-ce que vous n’êtes pas un peu ma fille élue ? Nous allons essayer de nous montrer un père acceptable, tout simplement. Mais je me demande ce qu’en dirait le vôtre !
Appuyés au bras l’un de l’autre, le prince boiteux et la jeune femme reprirent lentement le chemin du village, laissant l’étang à la seule compagnie des canards et des pigeons.
11 heures sonnaient à la tour Quiquengrogne quand le cocher de Talleyrand lança ses chevaux à l’assaut de la route de Paris. Quand la voiture démarra, Marianne leva les yeux vers la fenêtre de sa chambre. Derrière les volets clos, la lueur jaune de la veilleuse apparaissait comme elle apparaissait tous les soirs depuis son arrivée. Personne n’imaginerait qu’elle veillait un lit vide au milieu d’une chambre désertée. Agathe et surtout Gracchus avaient reçu des consignes sévères qu’il avait d’ailleurs été assez difficile de faire admettre au jeune garçon, révolté de voir sa chère maîtresse se jeter dans une aventure dangereuse sans le secours de sa vigoureuse personne. Marianne avait dû promettre de le faire venir dans le plus court délai et, en tout cas, de l’appeler au moindre signe de danger.
La campagne nocturne commença de défiler derrière les vitres de la voiture dont le balancement, bientôt, eut raison de la jeune femme. Elle s’endormit, la tête contre l’épaule de Talleyrand, et rêva qu’elle allait, toute seule et de ses mains nues, ouvrir devant Jason les portes de la prison...
9
L’AMOUREUX DE LA REINE
Quand Marianne y pénétra en compagnie de Talleyrand, la maison était sombre et silencieuse. Un laquais impassible, en sévère livrée brune, armé d’un chandelier, les avait précédés dans un large escalier de marbre noir ourlé d’une très belle rampe de fer forgé doré jusqu’au palier du premier étage sur lequel ouvrait, outre plusieurs salons obscurs, une sorte de grand cabinet tellement empli de meubles, de tableaux, de livres et d’œuvres d’art de toutes sortes que, s’il n’était venu à leur rencontre, Marianne et son compagnon auraient sans doute eu quelque peine à y découvrir la silhouette lourde et la calvitie de l’Ecossais Crawfurd.
— Au temps où j’habitais cette maison, avait remarqué le prince d’un ton qu’il forçait un peu à la gaieté, c’était là ma bibliothèque. Crawfurd en a fait un sanctuaire d’un tout autre ordre.
A la lumière rare de quelques chandelles, Marianne, étonnée, put voir que tableaux et œuvres d’art représentaient presque tous la même personne. En bronze, en toile, en marbre c’était, partout, le visage ravissant et altier de la reine Marie-Antoinette qui regardait les nouveaux arrivants. Les meubles, eux-mêmes, avaient dû faire partie du mobilier du Petit Trianon et presque tous les objets qui encombraient la pièce, tabatières, éventails, mouchoirs, reliures, portaient soit les armes, soit le monogramme de la souveraine. Dans des cadres d’or, quelques billets écrits de sa main alternaient, sur les murs tendus de soie grise, avec les portraits et les miniatures.
Tandis que Talleyrand serrait, à l’américaine, la main de Quintin Crawfurd, celui-ci eut un triste sourire en constatant l’étonnement visible avec lequel les yeux de Marianne faisaient le tour de la pièce. Sa voix rude où demeurait une trace de l’accent des Hautes Terres affirma avec force :
— Du jour où j’ai eu l’honneur de lui être présenté, j’ai voué à la reine martyre un culte profond. J‘ai tout fait pour l’arracher à ses ennemis et lui rendre le bonheur. Maintenant je vénère son souvenir !