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Puis, comme Marianne, interdite par l’étrange passion qui vibrait dans la voix de ce vieil homme, ne trouvait rien à répondre, il ajouta :

— Vos parents sont morts pour elle et, de plus, votre mère était anglaise. Ma maison sera pour vous un asile inviolable car quiconque essaierait de vous en arracher ou de vous nuire ne vivrait pas assez pour s’en vanter !

Du geste, il désignait d’énormes pistolets posés sur une table et, placée en travers d’un fauteuil, une lourde et antique claymore dont l’acier étincelant prouvait qu’on en prenait le plus grand soin et qu’on s’attendait à tout instant à s’en servir. Il y avait bien quelque chose de mélodramatique et de théâtral dans l’accueil de Crawfurd, mais Marianne ne pouvait s’empêcher de lui trouver une certaine grandeur et, en tout cas, une indéniable sincérité : cet homme se ferait tuer plutôt que livrer son hôte. Impressionnée, elle parvint, tout de même, à trouver quelques paroles courtoises pour l’en remercier, mais il coupa court :

— Du tout ! Le sang des vôtres et l’amitié du prince font que vous êtes ici doublement chez vous. Venez, ma femme vous attend pour vous installer.

A vrai dire, Marianne n’avait pas été très enthousiaste quand, en approchant de Paris, Talleyrand lui avait appris qu’il comptait demander pour elle l’hospitalité des Crawfurd. Elle gardait, du couple étrange aperçu, au soir de « Britannicus », dans la loge du prince de Bénévent, un souvenir bizarre et un peu inquiétant. C’était la femme surtout qui, tout à la fois, l’intriguait et l’effrayait un peu. Elle savait qu’avant d’épouser, d’abord le duc de Wurtemberg, morganatiquement, puis l’Anglais Sullivan, puis Crawfurd, elle avait vécu à Lucques les premières années de sa vie et qu’elle ne pouvait pas ne pas connaître les Sant’Anna. Mais, surtout, elle avait éprouvé le poids étrange du regard sombre d’Eleonora Crawfurd qui, longuement, s’était arrêté sur elle à travers la salle de la Comédie-Française. Un regard appréciateur, certes, et plein de curiosité, mais aussi un regard froidement ironique et qu’elle imaginait difficilement amical. C’était à cause de ce regard qu’elle avait conçu une bizarre répugnance quand, le 14 août au soir, la voiture de Talleyrand s’était arrêtée dans la cour de l’ancien hôtel de Créqui, rue d’Anjou-Saint-Honoré, une charmante demeure du siècle précédent qui, deux ans plus tôt était encore la résidence de Talleyrand tandis que le riche Crawfurd habitait depuis 1806 à l’hôtel Matignon. L’échange s’était fait, moitié par convenances personnelles – Matignon était trop grand pour le ménage Crawfurd – moitié par ordre de l’Empereur qui voulait voir, à son ministre des Relations extérieures, un grand état de maison, d’ailleurs en tous points conforme aux goûts du dit ministre.

Mais Talleyrand avait gardé une certaine tendresse à son ancienne demeure de la rue d’Anjou et il n’aurait pas compris que Marianne exprimât une réticence quelconque à y demeurer sous la garde de gens qui comptaient parmi les plus anciens et les plus fidèles de ses amis. Il proclamait qu’Eleonora, autrefois sa maîtresse avant d’être celle du malheureux comte de Fersen, représentait la quintessence du charme de ce XVIIIe siècle où s’incarnait pour lui une douceur de vivre jamais retrouvée. Et cela, bien qu’elle eût commencé sa carrière aventureuse sur les planches d’un théâtre où elle exerçait son talent de danseuse. Il est vrai que le diplomate avait toujours adoré les danseuses !

Docilement et s’efforçant de penser surtout au lit qu’on allait lui offrir et dont elle avait le plus urgent besoin, elle suivit son hôte jusqu’à un salon voisin où, près d’un bouquet de longues bougies roses, Mrs Crawfurd travaillait à une tapisserie. Dans sa robe de moire noire où la lumière s’accrochait à la cassure des plis, avec le bonnet de mousseline blanche, assorti au fichu à l’ancienne mode croisé sur une poitrine encore très belle, qui auréolait ses cheveux d’argent coiffés en hauteur, avec de longues et gracieuses boucles affirmant la ligne du cou, la maîtresse de maison évoquait si fort un portrait de la Reine au Temple que Marianne s’arrêta au seuil du salon, saisie par cette apparition, comme si, tout à coup, elle se fût trouvée en présence d’un fantôme.

Mais la ressemblance s’arrêtait à cette première impression car les yeux noirs qui se levèrent sur l’arrivante, vifs et inquisiteurs, l’arc rouge et un peu cruel de la bouche n’appartenaient pas à Marie-Antoinette, pas plus que la taille beaucoup plus frêle et plus réduite, ni les mains qui apparaissaient, maigres et osseuses malgré les mitaines de dentelle noire et les magnifiques diamants qui les couvraient.

— Voilà donc notre réfugiée ! fit Eleonora Crawfurd en se levant et en s’avançant au-devant des nouveaux venus. Je suis heureuse de vous accueillir, ma chère, et souhaite que vous considériez cette maison comme vôtre. Vous pourrez y aller et venir à votre guise car, si nous avons peu de serviteurs, nous avons en chacun d’eux une entière confiance.

La voix, un magnifique contralto où chantaient encore quelques traces d’accent toscan, était basse et chaude, singulièrement prenante. Eleonora en jouait, d’ailleurs, en véritable artiste.

— Vous êtes bonne, madame, dit Marianne qui, ne sachant comment saluer, se contenta d’un sourire et d’un petit signe de tête (Son accoutrement de garçon eut, en effet, rendu la révérence ridicule et un salut masculin n’eût pas été plus heureux :) Je regrette seulement de vous encombrer et, peut-être, de vous faire courir un risque...

— Ta, ta, ta ! Qui parle ici de risques ? Nous en avons couru toute notre vie, Quintin et moi, et celui-ci, en admettant qu’il existât, est bien mince par comparaison. J’espère d’ailleurs que vos ennuis ne dureront pas et que vous retrouverez bientôt votre demeure. Est-ce que vous ne deviez pas effectuer seulement un... séjour estival aux eaux ? Cet automne vous serez chez vous. En attendant, il faut que vous vous sentiez bien ici et, pour commencer, venez, avec le cher prince, prendre un léger repas. Vous devez en avoir grand besoin. Ensuite, je vous montrerai votre chambre.

Le repas qui, vu l’heure tardive, fut servi sur place, était composé de pêches magnifiques, de laitage, de pâtisseries légères et d’un superbe fromage de Brie comme Talleyrand les aimait, le tout arrosé d’un vieux bourgogne particulièrement chaleureux.

Mais la fatigue des deux invités, assez évidente, fit que la conversation languit quelque peu. Elle ne s’éveilla légèrement que lorsque Crawfurd déclara, comme s’il s’agissait d’un fait sans importance :

— Il paraîtrait que Champagny a fait tenir un message à l’ambassadeur Armstrong.

Talleyrand leva un sourcil tandis que Marianne était arrachée brusquement à sa demi-somnolence par le seul nom du diplomate américain.

— Un message, hé ? fit le prince. Et que dit ce message ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Tout ce que j’ai appris, c’est l’arrivée d’une lettre en provenance du ministère des Relations extérieures... et aussi que le front de l’ambassadeur est un peu moins nuageux depuis cette lettre qui serait du... 5 août, je crois ?

— Moins nuageux ? Comment l’entendez-vous, Crawfurd ? Cela signifierait-il que l’Empereur est décidé à user de mansuétude à propos de l’affaire Beaufort ? Il serait simple, évidemment, de relâcher purement et simplement...

— N’en croyez rien ! L’affaire est impossible à étouffer. Le matelot Perez, qui entre nous soit dit semble singulièrement au fait de la haute politique pour un marin ignorant et grossier, proclame que Beaufort comptait relâcher à Portsmouth... pour y livrer une partie de son champagne, et, en vertu du décret de Milan, il réclame comme récompense de sa délation le tiers de la cargaison. Il est étrange, d’ailleurs, de constater combien les échos de cette affaire, qui devrait demeurer secrète en principe, s’échappent aisément de tous les bureaux intéressés. Je me demande ce qu’en pense l’Empereur.