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— C’est ce qu’il faudra savoir, s’écria Talleyrand en se levant de table et en frappant avec impatience la nappe du plat de la main. En vérité, cela tourne à l’histoire de fous et l’on parle infiniment trop du matelot Perez ! N’ayez pas peur, Marianne, ajouta-t-il en voyant la jeune femme pâlir tandis que son regard agrandi devenait soudain brillant de larmes, je vais tenter de voir Sa Majesté et, si je n’y parviens pas, je lui écrirai. Il est temps que les honnêtes gens fassent entendre leur voix ! En attendant allez dormir, mon enfant, car vous ne tenez plus debout. Votre hôtesse prendra soin de vous et je ferai, dès le jour venu, prévenir les vôtres de votre présence ici.

C’était vrai. Marianne était à bout de forces. Et tandis que le prince de Bénévent regagnait sa voiture pour reprendre le chemin de l’hôtel de Matignon, elle se laissa docilement emmener par Eleonora Crawfurd jusqu’à une belle chambre tendue de perse rose, située au second étage de l’hôtel. Les deux fenêtres donnaient sur un joli jardin qui n’était pas sans analogie avec celui de Marianne.

Habilement, Mrs Crawfurd fit la couverture du lit puis alluma la lampe à huile d’une tisanière disposée sur la table de chevet.

— Un peu de camomille vous fera du bien, dit-elle. C’est souverain pour les nerfs. Voulez-vous que je vous aide à vous défaire ?

Marianne fit signe que non et remercia d’un sourire las. Elle avait hâte maintenant d’être seule, mais son hôtesse ne semblait pas pressée de la quitter. Elle faisait le tour de la chambre, redressait une fleur dans un vase, s’assurait que les rideaux glissaient bien sur leurs tringles, déplaçait un siège comme si elle cherchait à prolonger indéfiniment leur tête-à-tête. Les nerfs à vif, Marianne était sur le point de se laisser aller à la pire des impolitesses et de la prier tout uniment de la laisser seule quand, brusquement, Mrs Crawfurd se retourna vers son invitée qu’elle considéra d’un œil mi-perplexe, mi-apitoyé.

— Pauvre, pauvre enfant ! fit-elle d’un ton où la commisération parut à Marianne quelque peu forcée, j’aurais tant voulu que vous puissiez trouver le bonheur... au moins vous !

— Pourquoi : au moins moi ?

— Parce que vous êtes charmante, si fraîche, si belle, si... oh ! Dieu m’est témoin qu’en apprenant votre mariage j’ai prié, prié de tout mon cœur, pour que la malédiction qui semble s’attacher aux princesses Sant’Anna vous épargne !

— La... malédiction ? articula Marianne avec peine car, même dans l’état de dépression où elle se trouvait, le mot lui paraissait un peu trop gros. Quelle malédiction ? Si vous voulez parler de doña Lucinda qui...

— Oh ! la grand-mère de votre malheureux époux n’a fait... qu’illustrer en quelque sorte ce triste état de choses qui remonte au Quattrocento. Depuis qu’un Sant’Anna a sauvagement assassiné sa femme pour cause d’adultère, toutes les femmes de cette famille... ou presque toutes, sont mortes de mort violente ! Il faut un certain courage ou beaucoup d’amour pour accepter de porter ce grand nom... mais ne le saviez-vous pas ?

— Non ! Je ne le savais pas ! affirma Marianne qui, bien réveillée maintenant, se demandait où son hôtesse voulait en venir, car il était bien étonnant que le cardinal de Chazay lui eût caché une si tragique légende... à moins qu’en farouche ennemi des superstitions il l’eût tenue pour infantile et grotesque.

Et comme cette dernière hypothèse était sans doute la bonne, Marianne ajouta :

— L’aurais-je eu su, d’ailleurs, que cela n’aurait rien changé. Je crois aux fantômes... mais pas aux malédictions qui poursuivent des innocents. Et je n’ai même pas rencontré de fantôme à la villa dei

Cavalli ! affirma-t-elle sans se soucier d’altérer la vérité tant elle trouvait bizarre cette conversation, au débotté, et à un moment où elle ne souhaitait que dormir...

C’était, selon elle, une façon comme une autre de rompre les chiens. Mais Mrs Crawfurd n’était pas femme à se laisser décourager si facilement dans la poursuite du but, parfaitement obscur d’ailleurs, qu’elle s’était fixé en entamant la question des Sant’Anna.

— Pas de fantôme ? fit-elle avec un sourire qui n’en croyait rien, vous m’étonnez ! Ne serait-ce que celui de...

— De qui ?

— De personne ! dit soudain Eleonora en s’approchant de son invitée qu’elle baisa au front. Nous reparlerons de tout cela plus tard... nous aurons tout le temps et, pour l’heure présente, vous tombez de sommeil.

— Mais non, fit Marianne sincère cette fois et qui, maintenant, mourait d’envie d’en savoir davantage. J’aurai tout le temps de dormir après. Dites-moi...

— Rien du tout, mon enfant ! C’est une longue histoire et... moi aussi j’ai sommeil. J’ai eu tort d’entamer cette affaire, mais ne me dites pas que vous ignoriez qu’à la naissance du prince Corrado, votre époux, son père, don Ugolino, a tué sa mère...

Et, aussi doucement que l’un de ces fantômes auxquels elle semblait croire, elle aussi, Eleonora Crawfurd quitta la pièce et referma silencieusement la porte, laissant Marianne en pleine déroute mais parfaitement réveillée. Elle comprenait de moins en moins cette femme. Dans quel but avait-elle mis la conversation sur ce sujet étrange alors qu’elle ne souhaitait pas s’expliquer complètement ? Si c’était pour détourner l’esprit de Marianne du souci constant, et combien pénible, que lui causait le sort de Jason, elle n’avait qu’à demi réussi car aucune histoire, si passionnée fût-elle, ne pouvait distraire la jeune femme de son angoisse d’amoureuse. Mais, si elle avait souhaité donner à Marianne un sentiment de malaise, d’incertitude et de précarité, alors elle avait parfaitement réalisé son intention. Comment ne pas penser que cette malédiction, attachée aux femmes de son nom, ne risquait pas de s’étendre à ceux qu’elle aimait ? Et quel rapport y avait-il entre le meurtre de dona Adriana, mère de Corrado, et le sort étrange que, volontairement, s’était fait le prince ?

Incapable désormais de trouver le repos, son esprit surexcité se mit à tourner et à retourner la question sous tous ses angles sans, toutefois, parvenir à une réponse satisfaisante. Ce crime semblait accréditer la version que don Corrado était un monstre... Pourtant, en retrouvant, sur la toile fidèle de sa mémoire, la silhouette élancée et puissante du cavalier nocturne, l’idée devenait aberrante. C’était le visage, alors, qui était repoussant ? Mais on ne tue pas une femme à cause d’un visage, même affreux ! On tue... par cruauté, par fureur... par jalousie aussi. L’enfant présentait-il une ressemblance frappante avec un autre homme ? Mais, en général, Marianne ne croyait guère aux ressemblances des bébés en qui, avec un peu d’imagination, on pouvait trouver des traits communs avec qui l’on voulait. Et puis, dans ce cas, pourquoi la vie cloîtrée, pourquoi le masque ? Par souci de préserver à tout jamais du moindre soupçon la mémoire d’une mère dont le prince ne pouvait guère chérir le souvenir, ne l’ayant pas connue ? Non, c’était impossible...

Quand le jour pointa, vers 4 heures du matin, Marianne, assise dans un fauteuil près de la fenêtre ouverte, n’avait pas encore fermé l’œil et pas davantage trouvé de réponse à ses questions. Elle avait mal à la tête et était lasse à mourir. Péniblement, elle se leva, se pencha au-dehors. Le quartier était tranquille. Seuls, les premiers chants des oiseaux se faisaient entendre et de petites silhouettes ailées filaient d’une branche à l’autre sans faire bouger une seule feuille. Le ciel était rose, orange, avec des reflets de corail et des traînées d’or qui annonçaient le soleil. Dans la rue, les roues ferrées d’une charrette cahotèrent sur les gros pavés ronds tandis que s’élevait la complainte nostalgique du marchand de charbon de bois. Puis, de l’autre côté de la Seine, un coup de canon tonna au moment précis où le soleil s’élançait dans le ciel, où des clochers d’églises tombaient les premiers tintements de l’Angélus.