Ce glorieux vacarme, qui allait durer toute la matinée, annonçait au bon peuple de Paris que son Empereur avait, aujourd’hui, quarante et un ans, que c’était jour de fête et qu’il fallait se comporter en conséquence.
Mais, pour Marianne, il n’était pas de fête possible et, pour être certaine de ne rien entendre de cette gaieté populaire qui, peu à peu, s’enflerait dans la capitale, elle ferma soigneusement volets et fenêtres, tira ses rideaux et, fatalement, recrue de fatigue, alla se jeter sur son lit toute habillée et s’endormit comme une masse.
L’entrevue que Marianne eut avec Arcadius, au soir de ce 15 août, tandis qu’un peu partout, sur les places publiques, on buvait et on dansait sous les lampions à la santé de Napoléon, fut presque tragique. Le visage tiré par la fatigue de plusieurs nuits sans sommeil passées à errer partout où il espérait trouver quelques indices de la présence de lord Cranmere, Jolival reprocha avec quelque amertume à Marianne ce qu’il appelait son manque de confiance :
— Qu’aviez-vous besoin de revenir ici ? Et pour quoi faire ? Pour vous enterrer dans cette maison avec ce vieux fou qui vit surtout pour se souvenir d’une reine et cette vieille intrigante qui porte le deuil de son amant massacré et de sa folle jeunesse enfuie ? Que craigniez-vous ? Que je ne fasse pas tout ce qu’il est humainement possible de faire ? Alors, rassurez-vous : je le fais. Je cherche... éperdument. Je cherche la trace de Mrs Atkins, je rôde chaque nuit à Chaillot ou au boulevard du Temple autour de l’Homme Armé et de l’Epi-Scié. J’y passe des heures, déguisé, espérant toujours voir apparaître l’un des hommes de Fanchon ou Fanchon elle-même. Mais je perds ma peine... Croyez-vous que j’avais besoin de ce surcroît d’inquiétudes : vous savoir là, cachée, à la merci d’une dénonciation ?
Marianne avait laissé passer l’orage. Elle comprenait trop bien la fatigue et le découragement de son ami pour lui en vouloir de sa colère, née d’ailleurs uniquement de son affection. Et, pour la calmer, elle se fit douce, presque humble.
— Il ne faut pas m’en vouloir, Arcadius ! Je ne pouvais plus rester là-bas, à couler des jours champêtres et paisibles tandis que vous vous battiez ici, tandis que Jason endurait Dieu sait quoi...
— La prison ! précisa Jolival sèchement. La prison politique : ce n’est tout de même pas le bagne ! Et je sais qu’il est bien traité.
— Je le sais ! Je sais tout cela... ou du moins je m’en doute, mais je devenais folle ! Et quand le prince m’a dit qu’il devait revenir à Paris, je n’ai pas pu y tenir. Je l’ai supplié de m’emmener.
— Il a eut tort ! Mais les femmes en feront toujours ce qu’elles voudront ! Qu’allez-vous faire, maintenant ? Ecouter à longueur de journée Crawfurd égrener les vertus de Marie-Antoinette, vous conter par le menu les ignominies de l’Affaire du Collier ou les horreurs du Temple et de la Conciergerie ? A moins que vous ne préfériez entendre le récit complet des aventures de sa femme ?
— Certes, oui, j’entendrai ce qu’elle peut m’apprendre car elle est née à Lucques et paraît connaître mieux que personne l’histoire des Sant’Anna, mais si je suis revenue, mon ami, c’est surtout pour pouvoir apprendre les nouvelles au fur et mesure qu’elles arriveront, pour être à même de prendre telle ou telle décision qui s’imposerait... Tout va mal, selon M. de Talleyrand, et il vous dirait...
— Je sais ! Je viens de le voir. Il m’a dit qu’il demanderait une audience à l’Empereur pour tenter de faire la lumière, avec lui, sur cette sombre histoire. Mais j’ai peur qu’il n’ait du mal à se faire entendre. Sa position n’est pas des meilleures en ce moment.
— Pourquoi donc ? Il n’est plus ministre, mais il est toujours Vice-Grand Electeur ?
— Un titre pompeux complètement vide de substance ! Non, j’entends par là que le bruit de ses ennuis financiers, et surtout ce qui les a causés, est revenu aux oreilles de Napoléon. Notre prince trempait plus ou moins dans les tractations franco-anglaises de Fouché-Ouvrard-Labouchère-Wellesley. Il y a eu aussi le krach de la banque Simons, dont la femme, l’ex-demoiselle Lange, a été longtemps son amie et où il laisse un million et demi... et il y a surtout les quatre millions de Hambourg qui lui ont été versés par cette ville pour qu’il lui évite l’annexion. Or, si Napoléon poursuit son intention de l’annexer, il faudra que Talleyrand rembourse. Je ne vois pas, dans tout cela, de quoi être bien en cour !
— Son effort est d’autant plus méritoire et, d’ailleurs, s’il a besoin d’argent, je lui en donnerai.
— Croyez-vous en avoir tellement ? Je ne voulais pas vous en parler pour ne pas aggraver vos soucis, mais voici déjà cinq jours que cette lettre est arrivée de Lucques. Arrivée seule, d’ailleurs, sans le trimestre de pension qui aurait dû, normalement, l’accompagner. Vous me pardonnerez, j’espère, de n’avoir mis aucun scrupule à la lire.
Pressentant de nouveaux ennuis, Marianne prit la lettre avec quelque répugnance. Elle se reprochait de n’avoir pas encore annoncé, elle-même, au prince, l’accident dont l’enfant avait été victime. Elle craignait la réaction de son invisible époux sans trop imaginer ce que pourrait être cette réaction. Et quelque chose lui disait que, dans la lettre qu’on lui offrait, se trouvait ce qu’elle appréhendait d’instinct.
En effet, en quelques lignes d’une politesse glacée, le prince Corrado informait Marianne qu’il avait appris la perte de leurs espoirs communs, s’inquiétait brièvement de sa santé et ajoutait qu’il attendait d’elle une prochaine venue en Italie « pour examiner ensemble la nouvelle situation créée par cet accident et les mesures qu’elle imposait ».
— Une lettre de notaire ! gronda Marianne en roulant le papier en boule pour le jeter furieusement dans un coin. Examiner la situation ! Prendre des mesures ! Que veut-il faire ? Divorcer ? J’y suis toute préparée !
— Un Italien ne divorce pas, Marianne, fit Arcadius sévèrement, et moins encore un Sant’Anna ! De plus, j’espère que vous en avez un peu assez de changer de mari toutes les cinq minutes ! Alors, cessez de déraisonner !
— Que voulez-vous que je fasse ? Que je parte là-bas, tandis qu’ici... non ! Mille fois non ! A aucun prix !
L’explosion de colère qui la secouait cachait, en réalité, les pensées désordonnées qui lui venaient, mais pour le moment, de toutes ses forces, elle haïssait cet inconnu lointain qu’elle avait épousé, croyant, malgré tout, garder une entière liberté et qui osait, même à distance, faire entendre sa volonté de seigneur et maître et lui faire sentir la bride. Rentrer à Lucques ! Dans cette maison pleine de dangers cachés où un fou adorait une statue et lui offrait même des sacrifices humains, où un homme bizarre ne s’accommodait que de la nuit et d’un masque ? Ce n’était, en tout cas, pas le moment !
Pour la tâche passionnée qui la retenait ici, il était certain que cette façon de lui couper les vivres était plus que menaçante et plus que gênante ! Pour cela non plus ce n’était pas le moment alors que peut-être il lui faudrait acheter des consciences, des hommes, des armes... une armée peut-être pour arracher Jason à l’inique jugement qui l’attendait... De plus, cette lettre, la première qu’elle eût reçue du prince Sant’Anna, présentait un autre danger : si, par hasard, elle avait été ouverte par le Cabinet Noir de l’Empereur et si celui-ci avait connaissance de ses termes, elle pouvait lui donner une trop bonne idée : celle de mettre définitivement Marianne à l’écart de l’affaire Beaufort en la renvoyant dans ses lointains foyers. Que pourrait-elle y faire d’ailleurs ?... et c’était là surtout qu’elle trouvait à cette lettre quelque chose d’effrayant. Quelles pouvaient être ces « dispositions » que le prince entendait prendre ? Prétendait-il l’obliger à redevenir la maîtresse de Napoléon pour obtenir à tout prix l’enfant désiré ? C’était à priori la seule solution puisqu’il n’était pas possible au prince de divorcer et puisque, s’il avait souhaité s’occuper lui-même de sa descendance, on pouvait imaginer qu’il n’eût pas attendu si longtemps. Alors ? Pourquoi cette lettre, pourquoi cet ordre à peine dissimulé de revenir à Lucques ? Et pour y faire quoi ?