Une idée terrifiante traversa Marianne. Le prince Corrado entendait-il lui faire subir ce qui était, selon Eleonora Crawfurd, le sort commun des princesses Sant’Anna ? Une mort violente qui le vengerait de ce qu’il pouvait appeler, sans manquer à la logique, un marché de dupe ? Etait-ce... pour l’exécuter qu’il l’appelait... Afin que fût respectée la tradition tragique de sa famille ?
D’une voix blanche, elle dit, pensant tout haut :
— Je ne veux pas y retourner... parce que j’ai peur de ces gens-là !
— Personne ne vous le demande, du moins par pour le moment ! J’ai déjà répondu que, demeurée fragile par suite de votre accident, vous aviez dû, par ordre de l’Empereur, vous rendre aux eaux de Bourbon où l’on ne soigne pas que les rhumatismes mais aussi les maladies féminines. Il nous reste à espérer, maintenant que vous avez eu la bonne idée d’en revenir, que l’on n’enverra pas s’assurer que vous y êtes bien. Mais là n’est pas la question : je voulais seulement vous faire entendre que vous n’avez pas d’argent à distribuer inconsidérément et que, si vous n’êtes pas, et de loin, dans la misère, il vous faut tout de même faire un peu attention et ne pas jeter par les fenêtres ce que vous possédez. Sur ce, ma chère amie, je vous fais mes adieux.
— Vos adieux ? s’écria Marianne alarmée. Vous ne voulez pas dire que... vous me quittez ?
Ce n’était pas possible ! Son vieil Arcadius ne pouvait pas être fâché au point de l’abandonner ? Il ne lui en voulait pas à ce point-là de son équipée ? Elle était si pâle, tout à coup, que, voyant en outre des larmes emplir ses grands yeux clairs, Jolival ne put s’empêcher de sourire. Gentiment, il se pencha, prit sa main et posa dessus un baiser plein d’affection.
— Où est votre clair jugement, Marianne ? Je vous quitte... pour quelques jours seulement et pour votre service. Il m’est apparu que le citoyen Fouché pourrait beaucoup, s’il voulait se donner la peine de témoigner et si l’Empereur voulait l’entendre, pour éclairer ses anciens administrés du quai Malaquais. Et comme je n’ose confier, à la poste, une lettre qui n’arriverait sans doute pas, je m’envoie moi-même.
— Vous allez où ?
— A Aix-en-Provence, où notre duc d’Otrante purge son exil dans sa sénatorerie. Et là, j’ai bon espoir. En dehors du fait qu’il avait sûrement pour vous quelque amitié, il sera enchanté de jouer un mauvais tour à Savary. Alors, attendez-moi gentiment, soyez bien sage... et surtout pas de folies !
— Des folies ? Ici ! Je ne vois pas bien quelle sorte de folies je pourrais faire ?
— Qui sait, fit Arcadius avec une grimace. Par exemple... forcer la porte de l’Empereur !
Marianne secoua la tête et, gravement tout en glissant son bras sous celui de son ami pour le raccompagner jusqu’à la porte :
— Non ! Cette folie-là, je vous promets de ne pas la commettre... pas maintenant tout au moins ! En échange, vous, promettez-moi de faire vite... très vite ? Et j’aurai tous les courages, toutes les patiences, car je suis certaine que vous rapporterez ce témoignage. Je serai sage. J’attendrai seulement...
Mais ce fut infiniment plus difficile que Marianne ne l’imaginait. A peine Jolival eut-il quitté Paris, tandis que les gerbes multicolores des feux d’artifice embrasaient le ciel, que, insidieusement, l’angoisse revint, à pas de loup, reprendre possession de la jeune femme, comme si la présence de son ami possédait, seule, la vertu d’écarter les démons et d’exorciser le malheur. Et ce fut pire à mesure que le temps passait.
Enfermée dans la maison de Crawfurd, avec pour seule distraction la visite détaillée de la galerie de tableaux, à vrai dire très belle, de son hôte et les promenades mélancoliques où, durant des heures, elle tournait en rond dans le jardin comme une prisonnière dans la cour de Saint-Lazare, Marianne voyait ses rêves se dissoudre peu à peu en fumée au vent amer des mauvaises nouvelles.
Elle apprit d’abord que l’Empereur, comme d’ailleurs il le craignait, n’avait pas consenti à recevoir le Vice-Grand Electeur et qu’il fallait attendre le résultat de la lettre, très « diplomatique », que celui-ci avait envoyée aussitôt. Ensuite, on sut que le procès de Jason Beaufort s’ouvrirait dans les premiers jours d’octobre devant la Cour d’Assises de Paris. Et ce n’était pas bon non plus que l’on eût déjà pris date...
— Les juges, commenta le prince de Bénévent, semblent pressés de traiter cette affaire sans avoir à se préoccuper du nouveau Code Pénal, décrété le 12 février de cette année, mais qui ne sera applicable qu’en janvier prochain.
— Autrement dit, le procès sera bâclé et Jason est condamné d’avance ?
Talleyrand avait haussé les épaules.
— Peut-être pas !... mais ces messieurs trouvent l’ancien code infiniment plus confortable, comme disent les Anglais. C’est toujours tellement ennuyeux de s’imprimer de nouveaux textes dans l’esprit !
Dans ces conditions, il était aisé de comprendre que Marianne, peu à peu, se mît à étouffer en la la compagnie des pensées lugubres qu’elle pouvait échanger seulement contre celles de deux vieillards vivant exclusivement dans le passé. En effet, comme l’avait prévu Jolival, elle était devenue, pour ses hôtes, la confidente idéale de leurs drames anciens puisqu’elle-même en vivait un.
Néanmoins, si elle ne trouvait que peu d’intérêt à entendre évoquer le souvenir de Marie-Antoinette, hormis en ce qui touchait la période terrible où ses parents avaient trouvé la mort pour elle, Marianne écoutait volontiers les histoires d’Eleonora qui lui parlait exclusivement de Lucques et de l’étrange famille où le destin l’avait fait entrer.
Curieusement, cette femme étrange qui, de son sang italien, tirait un goût prononcé pour le bavardage, gardait un silence profond sur tout ce qui avait été sa vie intime et, singulièrement, sur l’homme qu’elle avait aimé plus que tous les autres, ce Fersen en qui tant de femmes, sans compter la reine, avaient reconnu l’image même de leurs rêves. La seule manifestation d’émotion que se permit Mrs Crawfurd se bornait à un froncement de sourcils et à une légère crispation de la bouche quand son mari, au cours de l’un de ses interminables récits en forme de monologues, évoquait l’élégante silhouette du comte suédois, mort tragiquement deux mois plus tôt. Mais lorsqu’elle entamait le chapitre des Sant’Anna, Eleonora se montrait intarissable et retrouvait toute sa faconde. Et telle était la puissance d’évocation de sa parole colorée que Marianne, pelotonnée durant des heures au creux d’une bergère près de la tapisserie où s’attardaient les mains de la vieille dame, croyait voir les personnages surgir l’un après l’autre, à sa voix, des ombres du salon.