— Qu’en avez-vous pensé en le recevant ?
— Honnêtement, rien du tout !... On ne peut jamais savoir ce que l’Empereur a derrière la tête. Mais je parierais qu’il n’est pas content.
— Ne pariez pas, vous gagneriez, soupira Marianne. Je peux certainement m’attendre à passer au moins un mauvais moment ! Pour l’instant, soyez gentil, Arcadius, continuez à vous occuper de mes hôtes pendant que je vais me rafraîchir un peu et me changer. Après tout, je tiens, pour cette première fois, à remplir dignement mon rôle de maîtresse de maison. Je leur dois bien cela.
Elle allait se diriger vers l’escalier quand elle se ravisa :
— Dites-moi, Arcadius. Avez-vous des nouvelles d’Adélaïde ?
— Aucune, fit Jolival en haussant les épaules. Le Théâtre des Pygmées est fermé pour le moment et je me suis laissé dire qu’il s’est momentanément transporté... aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Je suppose qu’elle y est aussi.
— Quelle histoire stupide ! Enfin, cela la regarde ! Et...
Marianne eut une toute légère hésitation puis, se décidant :
— ... et Jason ?
— Pas de nouvelles non plus, répondit Arcadius impassible. Il a dû faire voile vers l’Amérique et votre lettre l’attend sans doute encore à Nantes.
— Ah !
Ce fut presque un soupir, une très petite exclamation si brève qu’il était impossible d’y déceler un sentiment, pourtant il traduisait un bizarre pincement au cœur. Bien sûr, la lettre laissée à Patterson n’avait plus d’importance, bien sûr les dés étaient jetés, les jeux étaient faits et il n’y avait plus à y revenir, mais c’étaient des semaines d’espoir qui débouchaient ainsi sur le vide. Marianne découvrait que la mer était immense et qu’un navire n’y était qu’un fétu, qu’elle avait lancé un cri dans l’infini et que l’infini n’avait pas d’écho. Jason ne pouvait plus rien pour elle... et pourtant, tout en remontant lentement vers sa chambre, Marianne découvrait qu’elle avait toujours la même envie de le revoir... C’était étrange alors même que, dès le lendemain, il lui faudrait affronter la colère de Napoléon, soutenir encore, en face de lui, une de ces luttes épuisantes où l’amour la laissait si vulnérable... Il y aurait là une heure difficile. Cependant, elle ne s’en inquiétait pas. Obstinément, sa pensée retournait sur la mer, à la suite d’un navire qui n’était pas entré au port de Nantes. C’était drôle, d’ailleurs, cette Insistance avec laquelle revenait le souvenir du marin ! C’était comme si la jeunesse de Marianne, peuplée de rêves un peu tous et du désir profond, presque viscéral, de l’aventure, s’accrochait à lui, l’homme de l’aventure par excellence, pour refuser la réalité et survivre encore.
Pourtant, l’heure de l’aventure était passée. En écoutant le brouhaha distingué, sur une ariette de Mozart, qui montait vers elle par la fenêtre ouverte, la nouvelle princesse pensa que c’était le prélude à une tout autre vie, une vie adulte, toute de calme, de dignité que l’enfant pourrait partager. Quand, demain, elle aurait fini de s’expliquer avec l’Empereur, il n’y aurait plus rien d’autre à faire que laisser couler les jours... que vivre comme tout le monde ! Hélas !... A moins que, malgré son mariage, Napoléon eût gardé assez d’amour pour elle, à moins qu’à nouveau il n’arrachât la mère de son enfant à cette vie terne qu’elle n’imaginait pas sans inquiétude, à moins que Marianne ne fût assez forte pour reprendre l’homme qu’elle aimait...
2
LA PREMIERE FELURE
4 heures sonnaient à l’horloge encastrée dans le fronton central du palais de Saint-Cloud quand Marianne gravit le grand escalier construit au siècle précédent. Elle se sentait mal à l’aise, moins à cause des regards qui, depuis la cour d’honneur, s’étaient attachés à elle et dont elle se sentait suivie, qu’à la pensée de ce qui l’attendait dans cette demeure inconnue. Deux mois et demi s’étaient écoulés depuis la dramatique scène des Tuileries et c’était la première fois qu’elle allait « le » revoir. Cela suffisait à faire trembler son cœur.
Une petite note, jointe à la convocation impériale, lui avait indiqué que, la cour portant actuellement le deuil du prince royal de Suède, les grands atours n’étaient pas de mise et qu’elle devait se présenter en « robe ronde » et « coiffure de fantaisie ». Elle avait donc opté pour une robe sans traîne en épais satin blanc et sans autre ornement que des manches-ballons assez volumineuses et l’agrafe d’or et de perles qui marquait, sous les seins, son étroite ceinture. Une toque de même tissu, garnie de plumes d’autruche noires et blanches qui frisaient le long de son cou, coiffait son opulente chevelure sombre et une grande écharpe de cachemire noir et or drapait l’une de ses épaules pour glisser doucement, derrière son dos, jusqu’au creux de l’autre bras. Des perles en poire aux oreilles et des bracelets d’or portés sur les longs gants blancs montant jusqu’au bord des manches complétaient une toilette que toutes les femmes regardaient avec une admirative curiosité. Sur ce point, d’ailleurs, Marianne n’avait aucune inquiétude. Elle en avait médité chaque détail, depuis la simplicité voulue de la robe qui rendait pleine justice à la ligne de ses jambes jusqu’à l’absence de joyaux autour de son long cou souple pour ne pas rompre l’harmonie de sa courbe qui s’attachait avec tant de grâce aux épaules rondes. Jusqu’à la lisière neigeuse de la robe, audacieusement décolletée, sa peau dorée laissait voir sans entrave son éclat chaleureux auquel, Marianne le savait bien, Napoléon s’était toujours montré sensible. Sur le plan physique, sa réussite était totale et sa beauté parfaite. Restait le plan moral.
A cause de la proximité de cette entrevue, elle n’avait guère dormi la nuit précédente et avait eu tout le temps de composer son attitude. Elle en était arrivée à cette conclusion que se présenter en posture de coupable serait la dernière des sottises. Napoléon ne pouvait rien lui reprocher sinon d’avoir assuré, sans lui demander son avis, l’avenir de leur enfant commun. Et cet avenir était fastueusement assuré. C’était donc en femme certaine de son pouvoir, en maîtresse décidée à reprendre son amant, qu’elle entendait s’approcher de lui. Elle était lasse de toutes ces élégies qu’elle avait entendues, depuis son entrée en France, sur le couple de tourtereaux que formaient Napoléon et Marie-Louise. Jusqu’à la nuit dernière où, avec un sourire qui sentait son libertin, Talleyrand lui avait susurré que l’Empereur passait le plus clair de son temps, sinon dans le lit de sa femme, du moins enfermé avec elle.
— Tous les matins, il assiste à sa toilette, choisit ses robes, ses bijoux. Jamais il ne la trouve assez magnifiquement parée ! Le seigneur de la guerre est devenu celui d’une fort tendre guerre.
Dans cette guerre amoureuse, Marianne était fermement décidée à faire diversion. Elle avait trop subi, depuis que ce mariage avait été annoncé, trop souffert les ravages d’une jalousie quasi animale quand elle évoquait « leurs » nuits tandis que s’étiraient interminablement les siennes. Elle se savait très belle, bien plus que « l’autre », et capable de faire perdre la tête à n’importe quel homme. Aujourd’hui, elle était décidée à vaincre. Ce n’était pas l’Empereur qu’elle allait voir, c’était un homme qu’elle voulait à tout prix garder. Et c’était peut-être à cause de cela que son cœur battait si lourdement quand elle atteignit le salon d’attente du premier étage où, traditionnellement, se tenaient en permanence, quand Leurs Majestés recevaient, le préfet du Palais et quatre dames de l’Impératrice.