Marianne apprit ainsi qu’Eleonora était née dans les dépendances mêmes de la villa Sant’Anna. Son père était chef des palefreniers du prince, sa mère femme de chambre de la princesse, comme l’était, d’ailleurs, la mère de dona Lavinia, sa contemporaine à quelques mois près, actuellement femme de charge du domaine et que Marianne connaissait bien. Elle n’avait aucun effort à faire pour retrouver le beau et doux visage, si triste sous ses cheveux gris, et qui semblait porter en lui toute la mélancolie latente dans la demeure. Lavinia, apparemment, n’avait pas changé au cours des années : elle avait toujours été silencieuse, mélancolique et parfaite femme d’intérieur.
Bien entendu, Eleonora et Lavinia avaient été amies d’enfance, mais il en allait autrement avec celui que Marianne avait connu comme l’intendant Matteo Damiani, l’inquiétant adorateur de statues qui, voyant ses secrets diaboliques découverts par elle, avait voulu la tuer, au cours d’une nuit maudite. Eleonora avait dix ans lorsque Matteo était né, mais, précoce comme toutes les filles du Midi, elle sut immédiatement que le dangereux sang des Sant’Anna coulait dans les veines du nouveau-né que sa mère, un soir d’hiver, avait apporté à la villa dans les plis de son manteau.
— Le prince Sebastiano, grand-père de votre époux, l’avait eu de la Fiorella, une pauvre mais jolie fille de Bagni di Lucca, qui, à peine l’enfant mis au monde, est allée se noyer dans le Serchio. La Fiorella était un peu folle, mais elle semblait aimer la vie et personne n’avait compris son geste de désespoir... à moins qu’il n’eût pas été tout à fait involontaire !
— Vous pensez... qu’on l’aurait aidée ?
Mrs Crawfurd eut un geste évasif.
— Qui peut savoir ? Don Sebastiano était un homme terrible... et j’imagine que vous n’avez pas été sans entendre parler de sa femme, la célèbre Lucinda, la sorcière, la Vénitienne, celle dont l’ombre malfaisante doit encore planer sur le domaine ?
La voix calme de la vieille dame s’était chargée, tout à coup, de tant d’effroi et de haine que Marianne crut, un instant, revoir en elle la petite paysanne crédule et superstitieuse qu’elle avait dû être jadis. Mais elle-même ne put retenir un frisson en évoquant le temple et la sensuelle statue qui régnait sur ses ruines. Instinctivement, elle baissa le ton pour demander, avec une irrésistible curiosité qui n’était cependant pas exempte de crainte :
— Vous l’avez connue, cette Lucinda ?
Mrs Crawfurd fit signe que oui et ferma un instant les yeux, comme pour mieux rappeler ses souvenirs.
— Elle est même la seule princesse Sant’Anna que j’aie connue. Quant à l’oublier... Je crois que, même s’il m’était donné de vivre plusieurs existences, il ne me serait pas possible de l’effacer de ma mémoire ! Vous ne pouvez avoir aucune idée de ce qu’était cette femme ! Quant à moi, jamais je n’ai vu de beauté comparable à la sienne... aussi étrange et aussi parfaite... aussi diaboliquement parfaite ! Dieu sait que vous êtes belle, ma chère, mais auprès d’elle vous auriez disparu ! lança brutalement la vieille dame. Quand elle était là, on ne voyait qu’elle.
Vénus elle-même aurait eu l’air d’une fille de ferme à côté de cette splendeur !
— Vous l’aimiez ? souffla Marianne trop dévorée par sa soif de savoir pour songer même un instant à s’offenser de l’espèce de dédain avec lequel Eleonora venait de parler de son propre physique.
La réponse arriva comme un boulet de canon.
— Je la haïssais ! Dieu ! Comme je l’ai haïe ! Et je crois bien, après tant d’années, que je l’exècre encore ! C’est à cause d’elle que, à quinze ans, j’ai fui la maison de mes parents avec un danseur napolitain venu avec sa troupe donner une représentation à la villa. Mais, lorsque j’étais petite fille, je me cachais derrière les massifs du parc pour la regarder passer, toujours vêtue d’un blanc éclatant, toujours couverte de perles ou de diamants, toujours suivie de son esclave, Hassan, portant son écharpe, son ombrelle ou le sac dans lequel se trouvait le pain qu’elle donnait aux paons blancs du parc...
— Elle avait un esclave ?...
— Oui, un gigantesque Guinéen que don Sebastiano avait ramené d’Accra, sur la Côte des Esclaves. Lucinda en avait fait son garde du corps, son chien et, je l’ai su plus tard... son exécuteur !
La voix de Mrs Crawfurd fléchit comme une lampe qui manque d’aliment. La vieille dame, alors, fouilla dans le réticule de soie noire toujours pendu à son fauteuil, prit une pastille dans une bonbonnière d’argent et la suça longuement, les yeux mi-clos, tandis que Marianne retenait son souffle pour ne pas troubler sa méditation. Au bout d’un moment, elle repris avec plus de vigueur :
— En ce temps-là, je croyais que je l’aimais parce qu’elle m’éblouissait ! Mais ensuite...
— Comment était-elle ? chuchota Marianne à qui cette question brûlait les lèvres depuis un moment. Je n’ai vu d’elle qu’une statue...
— Ah ! La fameuse statue ! Elle existe donc toujours ? Et, certes, elle reproduit parfaitement ses traits et la forme de son corps, mais la couleur, les nuances de la vie, elle n’en donne aucune idée !... Si je vous disais que Lucinda était rousse, vous seriez déçue. Ses cheveux, c’était de l’or liquide et de la flamme, de même que ses immenses yeux noirs étaient velours et braise et sa peau ivoire et pétales de roses. Sa bouche avait l’air d’une blessure où se cacheraient des perles. Non, personne ne lui ressemblait ! Et pas davantage, d’ailleurs, pour la dépravation et la cruauté. Quiconque, gens ou bêtes, lui déplaisait était en danger. Je l’ai vue faire abattre froidement la plus belle jument de l’écurie parce qu’elle en était tombée, faire fouetter au sang par Hassan une chambrière coupable d’avoir roussi une dentelle en la repassant. Ma mère ne l’approchait jamais sans serrer, au fond de la poche de son tablier, son chapelet entre ses doigts. Et son mari lui-même, le prince Sebastiano, qui, plus âgé qu’elle d’une trentaine d’années, l’avait aimée et l’aimait encore passionnément, ne trouvait que dans la fuite le repos et la paix du cœur. D’où les nombreux voyages qui, les trois quarts de l’année, l’éloignaient de Lucques.
— Pourtant, dit Marianne, il en a bien eu au moins un enfant ?
— Oui, et elle l’a accepté car elle admettait qu’il lui fallait continuer la race, mais lorsqu’elle s’est trouvée enceinte, son humeur est devenue si noire que son mari s’est absenté une fois de plus, la laissant seule maîtresse du domaine. Une maîtresse que, durant sept mois, personne n’a vue.
— Personne ? Mais... pourquoi ?
— Parce qu’elle ne voulait pas que quiconque pût constater qu’elle était un peu moins belle. Tous ces mois elle les a passés enfermée dans son appartement, sans sortir, sans laisser approcher quiconque autre que ma mère, Anna Franchi, et Maria, la mère de Lavina, ses caméristes. Encore leur adressait-elle à peine la parole ! Et je me souviens encore d’avoir entendu ma mère raconter à voix basse à mon père que, la nuit venue, dona Lucinda faisait fermer soigneusement portes et fenêtres après avoir ordonné d’allumer toutes les chandelles de tous les candélabres sans que l’on puisse deviner la raison de cette illumination nocturne qui durait autant que les bougies.
« Un soir, la curiosité a été plus forte que moi. J’avais dix ans et j’étais aussi alerte et aussi souple qu’un chat. Je suis sortie par la fenêtre de ma chambre, une fois mes parents endormis, et j’ai couru, pieds nus, jusqu’à la maison. Une fois là, les plantes grimpantes m’ont permis d’escalader sans trop de difficultés le balcon de dona Lucinda. Mon cœur sautait comme un cabri dans ma poitrine car j’étais persuadée que mes parents ne me reverraient pas vivante si j’étais surprise. Mais je voulais savoir... et j’ai su !