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— Vous avez vu...

— Hassan d’abord ! C’était lui qui chantait ainsi. Il était accroupi sur les degrés de marbre, une sorte de petit tambour en forme de calebasse entre les genoux. Ses grandes mains noires, y accompagnaient sa mélopée. La tête levée, il semblait poursuivre dans les étoiles quelque songe morne, mais les torches qui éclairaient l’intérieur du temple faisaient luire comme du bronze sa peau noire et rougissaient le pagne doré et les bijoux barbares qui l’habillaient. Il tournait le dos au temple à travers les colonnes duquel je pouvais voir un lit doré, tendu de velours noir... Un lit sur lequel deux corps se livraient à l’amour... La femme, c’était Lucinda... et l’homme, c’était Pietro !... Mon Pietro !... Je ne sais pas encore, maintenant, comment je ne suis pas morte sur place... Comment j’ai pu trouver la force de m’enfuir !... Mais je sais que, jamais, je n’ai revu Pietro vivant ! Le lendemain, on découvrait son corps, pendu à une branche d’arbre, dans la colline. Et, trois jours plus tard, je partais avec les baladins !...

Cette fois, Marianne laissa s’écouler un long moment sans souffler mot. Elle connaissait si bien le domaine dont elle portait le nom que, ce dramatique récit, elle croyait presque, sinon l’avoir vécu, du moins en avoir vu, de ses yeux, se dérouler les péripéties. Et elle ne s’étonna pas de voir la vieille dame écraser une larme furtive du bout de son doigt. Simplement, quand elle eut l’impression que sa compagne était un peu remise, elle prépara une nouvelle tasse de thé et la lui offrit avant de demander :

— Vous n’y êtes jamais retournée ?

— Si, en 1784, pour voir mourir ma mère qui, elle, n’a jamais quitté le domaine. Elle m’avait pardonné depuis longtemps ma fuite. Au fond, elle avait été heureuse que j’échappe à cette maison maudite où elle avait été le témoin de tant de drames. C’était elle qui avait élevé le prince Ugolino. Elle avait connu aussi l’incendie du temple dans lequel Lucinda avait trouvé une mort atroce autant que volontaire. Pourtant, elle avait espéré, à ce moment-là, en un avenir meilleur puisque le démon familier du domaine avait enfin disparu. Et, un temps, les faits avaient paru lui donner raison. Un an après sa mort, son fils Ugolino épousait la charmante Adriana Malaspina. Il avait dix-neuf ans, elle en avait seize et, depuis longtemps dans la région, l’on n’avait vu couple mieux assorti ni plus amoureux. Pour Adriana qu’il adorait, Ugolino maîtrisait sa violence naturelle et son caractère difficile. Il ressemblait beaucoup à sa mère, hélas, mais, de loup qu’il était, se faisait agneau pour sa jeune femme. Certes, ma mère a cru, vraiment, que le temps des malheurs était révolu...

Lorsque, après un peu plus d’un an de mariage, Adriana s’est trouvée enceinte, Ugolino l’a entourée de tous les soins imaginables, veillant sur elle jours et nuits, poussant l’attention jusqu’à faire emmailloter les sabots des chevaux pour que leur bruit ne troublât point son repos. Et puis l’enfant est né... et le malheur est revenu. Ma mère, au moment de mourir, a voulu décharger un peu son cœur du poids qui l’étouffait et, avant d’être entendue par le prêtre, avant de recevoir les derniers sacrements, elle m’a avoué le double drame du printemps 1782...

— Un... double drame ?

— Oui. Au moment de la naissance du prince Corrado, deux femmes seulement se trouvaient auprès de dona Adriana : ma mère et Lavinia. Mais ne croyez pas, ajouta-t-elle en voyant une lueur s’allumer dans les yeux de Marianne, que ma mère m’ait révélé le secret de cette naissance. Ce secret n’était pas le sien et, sur la croix, elle avait dû jurer de ne jamais le révéler, même en confession. Ce qu’elle m’a dit, c’est que, durant la nuit qui a suivi la naissance, Ugolino a étranglé sa femme. Mais il n’a pas pu toucher à l’enfant : Lavinia, craignant pour sa vie, l’avait emporté et caché. Deux jours plus tard, on retrouvait le prince Ugolino, couché dans une stalle de l’écurie, le crâne fracassé. La mort, bien entendu, fut attribuée à un accident mais, en fait, c’était un meurtre...

— Qui avait tué ?

— Matteo ! Depuis qu’elle était devenue la femme d’Ugolino, dona Adriana avait éveillé chez Matteo un amour passionné. Il ne vivait plus que pour elle et il a tué son maître pour venger celle qu’il aimait. A dater de ce jour, il a veillé sur l’enfant avec un soin jaloux en compagnie de Lavinia...

Une idée soudain traversa l’esprit de Marianne. Malgré ce que venait de dire Eleonora de son amour pour son époux, se pourrait-il que dona Adriana eût... répondu à la passion de Matteo ? L’enfant, peut-être, était sien et c’était une ressemblance qui avait déchaîné la fureur du mari ? Mais, dans ce cas, pourquoi n’aurait-il pas tué d’abord Matteo ?

Elle n’eut pas le temps de formuler son ultime question. La porte du salon venait de s’ouvrir pour livrer passage à Quintin Crawfurd accompagné de Talleyrand et les ombres tragiques des Sant’Anna reculèrent brusquement devant les soucis de l’heure présente. Car si l’Ecossais, qui étayait sur deux cannes un pied superbement pansé et une magistrale crise de goutte, offrait un spectacle plutôt amusant, la mine sombre du prince de Bénévent laissait présager qu’une fois de plus les nouvelles étaient mauvaises.

Il salua, en effet, les deux femmes sans un mot puis tendit à Marianne une lettre tout ouverte sur laquelle s’étalait, menaçante, la signature en éclair de Napoléon.

« Monsieur le prince de Bénévent, écrivait l’Empereur, j’ai reçu votre lettre. Sa lecture m’a été pénible. Pendant que vous avez été à la tête des Relations Extérieures, j’ai voulu fermer les yeux sur beaucoup de choses. Je trouve donc fâcheux que vous ayez fait une démarche que je désirais et que je désire oublier... »

La lettre était datée de Saint-Cloud et de la veille, 29 août 1810. Sans un mot, Marianne la rendit à son destinataire.

— Vous voyez, fit amèrement celui-ci en repliant le papier, je suis si mal en cour que l’on m’impute à crime d’oser tenter la défense d’un ami étranger ! Je suis navré, Marianne, sincèrement navré...

— Il désire oublier ! gronda la jeune femme, les dents serrées par la colère. Il désire sans doute m’oublier aussi, moi ! Mais il n’aura pas raison s’i facilement ! Je ne le laisserai pas détruire Jason ! Qu’il le veuille ou non, je le verrai, je forcerai ses portes, même si l’on doit m’emprisonner ensuite, mais, sur l’honneur de ma mère, je jure que Sa Majesté l’Empereur et Roi m’entendra ! Et pas plus tard que...

— Non, Marianne ! intervint Talleyrand qui retint au passage la jeune femme prête à se jeter hors de la pièce, non ! Pas maintenant ! Si j’en juge les dispositions actuelles de l’Empereur vous condamneriez Beaufort plus sûrement !

— Préférez-vous que j’attende, calmement... en buvant du thé, qu’on me le tue ?

— Je préfère que vous attendiez, au moins, qu’on le juge. Suivant le verdict, il sera temps d’agir ! Croyez-moi ! Vous savez bien que je souhaite autant que vous libérer notre ami ? Alors, je vous en conjure, calmez-vous et attendez !

— Et lui ? Avez-vous songé à ce qu’il peut penser, dans sa prison ? Y a-t-il seulement quelqu’un qui, une seule fois, lui ait conseillé d’attendre, de prendre courage ? Il est seul, ou il le croit, aux prises avec une affaire diabolique ! Alors je veux au moins qu’il sache que, tant que je vivrai, je ne l’abandonnerai pas !... Soit, j’accepte de renoncer... très momentanément à voir Napoléon, mais je veux voir Jason, je veux entrer à la Force !

— Marianne ! s’écria Talleyrand alarmé par l’état d’excitation où il voyait son amie, comment voulez-vous ?...